Et un exemplaire des Livres de Bokonon.
Et deux lits jumeaux.
J’allumai une bougie. J’ouvris une boîte de potage Campbell au poulet et la fis chauffer sur un réchaud. Et je versai deux verres de rhum des îles Vierges.
Mona s’assit sur un des lits. Je m’assis sur l’autre.
— Ce que je vais dire, annonçai-je, plus d’un homme a déjà dû le dire à une femme auparavant. Toutefois, je ne crois pas que ces mots aient jamais véhiculé un sens aussi lourd qu’aujourd’hui.
— Ah oui ?
J’ouvris les bras. « Enfin seuls ! »
La vierge de fer et l’oubliette
Le Sixième Livre de Bokonon est consacré à la souffrance, en particulier aux tortures infligées à des hommes par d’autres hommes. « Si je suis jamais mis à mort sur le croc, nous avertit Bokonon, attendez-vous de ma part à un comportement très humain. »
Puis il parle du chevalet, des brodequins, de la vierge de fer, de la veglia et des oubliettes.
Et il en était de même dans la matrice rocheuse qui nous abritait, Mona et moi. Au moins pouvions-nous penser. Et une des pensées que j’eus fut que les conforts matériels du donjon ne mitigeaient en aucune façon le fait très réel que nous étions oubliettés.
Durant notre première journée et notre première nuit sous terre, des tornades firent plusieurs fois par heure ferrailler le couvercle de notre trou. Chaque fois, la pression baissait soudainement, nous entendions dans nos oreilles un bruit de bouteille qu’on débouche et nos têtes se mettaient à tinter.
La radio ? On n’en tirait que des crépitements de friture, un point c’est tout. D’un bout à l’autre de la gamme des ondes courtes, je n’entendis pas un mot, pas le moindre signal télégraphique. S’il y avait encore de la vie çà et là, elle n’émettait pas.
Elle n’émet toujours pas aujourd’hui.
J’estimai que les tornades, en répandant partout le givre bleuâtre et empoisonné de la glace-9, avaient détruit toutes choses et toute vie sur terre. Tout ce qui avait pu survivre mourrait bientôt de soif – ou de faim – ou de rage – ou d’apathie.
Je me tournai vers les Livres de Bokonon. Je les connaissais encore mal et pouvais espérer y trouver en quelque endroit un réconfort spirituel. Je passai rapidement sur l’avertissement de la page de titre du Premier Livre : « Arrêtez, malheureux ! Fermez tout de suite ce livre ! Il n’est que foma ! »
Les foma, nous le savons, sont des mensonges.
Puis je lus ce qui suit :
« Au commencement, Dieu créa la terre, et Il la contempla du haut de sa solitude cosmique. »
Et Dieu dit :
— Nous allons faire avec de la boue des créatures vivantes, de telle sorte que la boue puisse voir ce que Nous avons créé.
Et Dieu donna vie à toutes les créatures, et l’une d’elles était l’homme. Seule la boue faite homme pouvait parler. Et Dieu se pencha sur la boue faite homme qui se dressait sur son séant, regardait alentour et se mettait à parler. L’homme cligna des yeux.
— Quel est le but de tout ceci ? demanda-t-il poliment.
— Toute chose doit-elle avoir un but ? demanda Dieu.
— Certainement, dit l’homme.
— Alors, je te laisse le soin d’en trouver un pour tout ceci, dit Dieu.
Et il s’en alla.
— Sottises ! m’exclamai-je.
— Mais bien sûr, ce sont des sottises ! nous dit Bokonon.
Et je me tournai vers ma divine Mona, à la recherche de secrets réconfortants qui fussent beaucoup plus profonds.
En la regardant rêveusement à travers l’espace qui séparait nos lits, je réussis à m’imaginer que derrière ses yeux merveilleux se tapissaient des mystères aussi antiques qu’Ève elle-même.
Je ne décrirai pas le sordide épisode sexuel qui suivit. Qu’il me suffise de dire que je fus à la fois rebutant et rebuté.
Cette jeune fille n’était pas intéressée par la reproduction – elle en détestait l’idée même. Avant même la fin de la mêlée, elle m’avait clairement laissé entendre – et je le croyais aussi – que c’était moi l’inventeur de cette entreprise singulière par laquelle, à grand renfort de grognements et de transpiration, on procède à la création de nouveaux êtres humains.
En regagnant mon lit avec des grincements de dents, je me dis qu’elle était sans doute sincèrement ignorante des choses de l’amour. C’est alors qu’elle me dit doucement :
— Ce serait très triste d’avoir un petit bébé maintenant. Vous ne trouvez pas ?
— Si, reconnus-je ténébreusement.
— Eh bien, au cas où vous ne le sauriez pas, c’est ainsi qu’on fait les petits bébés.
Mona me remercie
« Aujourd’hui, je veux être ministre de l’Éducation de Bulgarie, nous dit Bokonon. Demain, je serai Hélène de Troie. » Le sens est ici d’une clarté cristalline : Chacun de nous doit être ce qu’il ou elle est. Et au fond de l’oubliette, ce fut une de mes principales pensées, avec l’aide des Livres de Bokonon.
Bokonon m’invitait à chanter avec lui :
J’inventai une mélodie pour aller avec ces paroles et je la sifflotai en pédalant sur la bicyclette qui nous fournissait de l’air, du bon vieil air.
— L’homme inspire de l’oxygène et expire du gaz carbonique, dis-je à Mona.
— Quoi ?
— C’est de la science.
— Oh !
— Un des secrets de la vie que l’homme a mis longtemps à comprendre : les animaux inhalent ce que d’autres animaux exhalent, et vice versa.
— Je ne savais pas.
— Maintenant, vous le savez.
— Merci.
— Il n’y a pas de quoi.
Quand j’eus assaini et rafraîchi notre atmosphère à coups de pédales, je descendis de machine et grimpai à l’échelle de fer pour voir quel temps il faisait là-haut. Je faisais cela plusieurs fois par jour. Ce jour-là, le quatrième, je distinguai dans l’étroit croissant ouvert par le tampon soulevé que le temps s’était quelque peu stabilisé.
Cette stabilité était d’ailleurs sauvagement dynamique, car les tornades étaient aussi nombreuses que jamais – et elles sont encore nombreuses aujourd’hui. Mais leurs bouches n’étaient pas goulûment retroussées vers la terre. Partout où l’œil portait, elles s’étaient discrètement retirées jusqu’à près de mille mètres du sol, et leur altitude variait si peu d’un moment à l’autre que San Lorenzo eût pu être protégé par une plaque de verre à l’épreuve des tornades.