Nous laissâmes passer trois jours encore, afin de nous assurer que les tornades étaient bien aussi réservées qu’elles le paraissaient. Nous remplîmes alors des gourdes à notre réservoir d’eau et nous sortîmes.
L’air était sec, chaud et mortellement calme.
J’avais une fois entendu émettre l’opinion que dans la zone tempérée, il devrait y avoir six saisons au lieu de quatre : l’été, l’automne, la saison de la prise, l’hiver, la saison de la déprise et le printemps. Et je me rappelai cela tandis que je me redressais près de notre trou pour regarder autour de moi, tendre l’oreille et sentir.
Il n’y avait pas d’odeurs. Pas de mouvements. Chacun de mes pas arrachait un crissement de gravier au givre bleuâtre, et chaque crissement éveillait un puissant écho. La saison de la prise était terminée. La terre était complètement prise.
C’était l’hiver, à jamais.
J’aidai ma Mona à se hisser hors du trou. Je lui dis de bien prendre garde de ne pas toucher de ses mains le givre bleuâtre, et de ne pas porter non plus ses mains à sa bouche. Il n’a jamais été plus facile de mourir, lui dis-je. Vous n’avez qu’à toucher le sol, puis votre bouche, et c’est fini.
Elle hocha la tête en soupirant.
— Mauvaise mère, dit-elle.
— Quoi ?
— Notre mère la Terre – elle n’est plus une bonne mère.
Je lançai des appels parmi les ruines du palais. « Ohé ? Ohé ? » Les vents terrifiants avaient creusé des canyons à travers les grandes piles de pierres. Nous cherchâmes tièdement s’il y avait des survivants – tièdement parce que nous ne discernions aucun signe de vie, pas même le grignotement ou le museau luisant d’un rat qui aurait survécu.
Seule de toutes les créations humaines, la voûte n’avait pas souffert. Mona et moi nous y rendîmes. Un « calypso » bokononiste y était inscrit à la peinture blanche. Les lettres étaient bien formées, récentes. Nous avions la preuve que quelqu’un d’autre avait survécu aux grands vents.
Voici ce que disait ce « calypso » :
Avis
Il me revint à la mémoire une publicité pour une collection enfantine intitulée le Livre du Savoir. On y voyait un petit garçon et une petite fille qui regardaient leur père avec confiance. « Papa, demandait l’un d’eux, qu’est-ce qui fait que le ciel est bleu ? » On était censé deviner que la réponse se trouvait dans le Livre du Savoir.
Si j’avais eu mon père à mes côtés alors que je descendais avec Mona la route du palais, j’aurais eu bien des questions à lui poser en étreignant sa main. « Papa, pourquoi les arbres sont-ils tous cassés ? Papa, pourquoi les oiseaux sont-ils tous morts ? Papa, qu’est-ce qui rend le ciel si sinistre et plein de vers ? Papa, qu’est-ce qui fait que la mer est si dure et si immobile ? »
Il me vint alors à l’esprit que, pour répondre à ces difficiles questions, j’étais mieux qualifié qu’aucun autre homme – si tant est qu’il y eût d’autres hommes vivants. Au cas où quelqu’un eût été intéressé, je savais ce qui s’était passé – comment, où et quand.
Et alors ?
Je me demandai où pouvaient être les morts. Nous nous aventurâmes, Mona et moi, jusqu’à deux kilomètres de notre oubliette sans voir un seul être vivant.
Je n’étais pas tellement pressé de voir des vivants, probablement parce que je sentais avec acuité qu’il me faudrait d’abord contempler des quantités de cadavres. On ne voyait pas de colonnes de fumée monter d’hypothétiques feux de camp ; il est vrai qu’elles eussent été difficiles à distinguer sur cet horizon hérissé de vers.
Un détail attira mon regard : une couronne couleur de lavande sur le curieux culot de cratère qui coiffait la bosse du mont McCabe. Le cratère semblait m’appeler, et je me fis bizarrement une représentation cinétique de moi-même en train d’escalader ce pic avec Mona. Mais à quoi bon ?
Nous marchions maintenant parmi les contreforts du mont McCabe. Et Mona, apparemment sans but, s’éloigna de moi, quitta la route et escalada l’un des contreforts. Je la suivis.
Je la rattrapai au sommet de l’arête. Extasiée, elle regardait au fond d’un large cirque naturel. Elle ne pleurait pas.
Elle aurait pu pleurer, pourtant.
Dans le cirque se trouvaient des milliers de cadavres. Chacun d’eux avait les lèvres recouvertes du givre bleuâtre de la glace-9.
Comme les cadavres n’étaient pas dispersés en désordre, il était évident qu’ils avaient été assemblés là après que les vents épouvantables eurent cessé de souffler. Et comme chaque cadavre avait un doigt dans sa bouche ou près de celle-ci, je compris que tous ces gens s’étaient rendus d’eux-mêmes en ce lieu mélancolique pour s’y empoisonner avec de la glace-9.
Il y avait là des hommes, des femmes, des enfants aussi, nombre d’entre eux dans l’attitude de boko-maru. Tous étaient tournés vers le centre du cirque, comme des spectateurs dans un amphithéâtre.
Mona et moi regardâmes vers la direction dans laquelle s’étaient gelés les regards, vers le centre du cirque. On y voyait un petit espace dégagé, un endroit où aurait pu se tenir un orateur.
Nous nous avançâmes avec précaution, en évitant les morbides statues. Dans l’espace central, nous trouvâmes un bloc erratique. Sous la pierre, une note écrite au crayon :
Avis : Vous voyez autour de vous presque tous ceux qui survécurent aux vents qui ont suivi le gel de la mer. Ces habitants de San Lorenzo se sont emparés de l’imposteur qui se fait passer pour un saint et qui s’appelle Bokonon. Ils l’ont amené ici, l’ont placé au centre de leur groupe et lui ont ordonné de leur expliquer exactement les desseins de Dieu tout-puissant et de leur dire ce qu’ils devaient faire. Le charlatan leur a dit que Dieu était certainement en train d’essayer de les tuer, peut-être parce qu’il en avait fini avec eux, et qu’ils devraient avoir l’élégance de mourir. Ce qu’ils ont fait, comme vous pouvez le voir.
La note était signée : Bokonon.
Je ne réponds pas assez vite
— Quel cynisme ! m’écriai-je, le souffle coupé. (Je levai les yeux de la note et contemplai le cirque comblé par la mort.) Est-il là, lui, au moins ?
— Je ne le vois pas, dit doucement Mona. (Elle n’était ni triste ni contrariée. À vrai dire, elle semblait sur le point d’éclater de rire.) Il disait toujours qu’il ne suivrait jamais ses propres conseils, sachant que ceux-ci ne valaient rien.
— Il vaudrait mieux pour lui qu’il soit là, dis-je amèrement. Quand je pense au culot de cet homme, qui conseille à tous ces gens de se suicider !
Et Mona, en effet, éclata de rire. Je ne l’avais jamais entendue rire. Son rire était étonnamment profond et à vif.
— Vous trouvez que c’est drôle ? fis-je.
Elle leva paresseusement les bras.
— C’est si simple. C’est tout. Ça résout tant de choses, pour tant de personnes, si simplement.
Et, riant toujours, elle continua à errer parmi les milliers de pétrifiés. À mi-chemin de la pente, elle s’arrêta, se tourna vers moi et me lança ces mots :
— Si c’était possible, souhaiteriez-vous que tous ces gens ressuscitent ? Répondez-moi vite.