— J’imagine que le crime ne payait pas mieux alors qu’aujourd’hui.
— En 1872, on y a pendu un homme qui avait commis vingt-six meurtres. Je pense souvent qu’on devrait écrire un livre sur lui, un de ces jours. George Minor Moakely. Il a chanté sur l’échafaud. Une chanson qu’il avait composée pour l’occasion.
— Quel genre de chanson ?
— Si ça vous intéresse vraiment, vous en trouverez les paroles à la Société Historique.
— Je me demandais seulement de quoi elle avait l’air.
— Il n’a pas montré le moindre remords.
— Il y a de drôles de numéros, tout de même.
— Vous vous rendez compte ! s’exclama le Dr Breed. Il avait vingt-six cadavres sur la conscience !
— On croit rêver, fis-je.
Quand les automobiles avaient des vases en cristal
Ma tête douloureuse branla sur mon cou raidi. Les roues de la Lincoln bien lustrée venaient une fois de plus de se prendre dans les rails du tramway.
Je demandai au Dr Breed combien d’employés essayaient d’arriver à 8 heures du matin à la Compagnie générale des forges et fonderies. Trente mille.
Aux carrefours, des agents en cape cirée jaune contredisaient de leurs mains gantées de blanc les indications des signaux lumineux.
Sous la neige fondue, aveuglants fantômes, les feux de signalisation continuaient absurdement à dicter leurs ordres à un glacier d’automobiles. Vert, passez. Rouge, stoppez. Orange, changement et prudence.
Le Dr Breed me dit qu’un beau matin, alors qu’il était très jeune, le Dr Hoenikker avait carrément abandonné sa voiture en plein milieu du trafic d’Ilium.
— En cherchant à découvrir ce qui bloquait la circulation, la police a trouvé la voiture de Felix au beau milieu de l’embouteillage, avec le moteur qui tournait, un cigare allumé dans le cendrier, des fleurs fraîches dans les vases…
— Les vases ?
— C’était une Marmon, de la taille d’une petite locomotive. À l’intérieur, contre les portières, il y avait des petits vases en cristal taillé dans lesquels la femme de Felix disposait chaque matin des fleurs fraîches… Cette voiture était donc immobilisée en plein trafic…
— Comme la Marie-Céleste, suggérai-je.
— Les agents l’ont fait enlever. Ils savaient à qui elle appartenait et ils ont téléphoné très poliment à Felix pour lui dire où il pouvait venir la chercher. Felix leur a dit qu’ils pouvaient la garder, qu’il n’en voulait plus.
— Et ils l’ont gardée ?
— Non. Ils ont téléphoné à sa femme, qui est venue chercher la Marmon.
— Comment s’appelait-elle, à propos ?
— Emily.
Le Dr Breed se passa la langue sur les lèvres, le regard absent, puis il répéta le nom de cette femme morte depuis si longtemps. « Emily. »
— À votre avis, y aurait-il une objection à ce que j’utilise l’histoire de la Marmon dans mon livre ? demandai-je.
— Non, à condition que vous n’utilisiez pas la fin.
— La fin ? fis-je.
— Emily n’avait pas l’habitude de conduire la Marmon. Elle a eu un grave accident en rentrant. Une lésion du bassin…
La circulation s’était totalement figée. Le Dr Breed ferma les yeux et ses mains se crispèrent sur le volant.
— C’est pour cela qu’elle est morte en mettant au monde le petit Newt.
Joyeux Noël
Le laboratoire de recherche de la Compagnie générale des forges et fonderies se trouvait près de l’entrée principale des usines, à une rue du parking des cadres où le Dr Breed avait laissé sa voiture. Je demandai au Dr Breed combien d’employés travaillaient au laboratoire.
— Sept cents, me répondit-il, mais en réalité, il y a moins d’une centaine de chercheurs proprement dits. Les six cents autres employés sont tous plus ou moins des gardiens chargés de l’entretien des lieux. Et moi, je suis le gardien-chef.
Quand nous fûmes mêlés à la marée humaine qui avançait entre les bâtiments de la compagnie, une femme, derrière nous, souhaita un joyeux Noël au Dr Breed. Celui-ci se retourna, scruta d’un regard indulgent cette mer de méduses et en identifia une, Miss Francine Pefko, comme étant celle qui avait formulé le souhait. Miss Pefko, vingt ans, un joli visage vide et de la santé, était terne et banale.
En l’honneur de la suavité qui est de mise au moment de Noël, le Dr Breed invita Miss Pefko à se joindre à nous. Il me la présenta comme la secrétaire du Dr Nilsak Horvath. Puis il m’apprit qui était Horvath.
— C’est le célèbre chimiste des surfaces, dit-il, celui qui fait des prodiges avec des revêtements protecteurs.
— Et où en est la chimie des surfaces ? demandai-je à Miss Pefko.
— Mince alors, dit-elle, ce n’est pas à moi qu’il faut le demander. Moi, je tape ce qu’il me dit de taper.
Et elle s’excusa d’avoir dit « Mince ».
— Oh, je crois que vous en comprenez plus que vous ne le laissez paraître, dit le Dr Breed.
— Oh non alors !
Miss Pefko n’avait pas l’habitude de bavarder avec quelqu’un d’aussi important que le Dr Breed, et elle était embarrassée. Elle marchait d’un pas affecté, de plus en plus raide, qui lui donnait l’air d’un poulet. Son sourire se figeait tandis qu’elle fouillait son esprit à la recherche de quelque chose à dire et n’y trouvait rien que des Kleenex usagés et des bijoux de fantaisie.
— Et alors… ? grommela le Dr Breed avec effusion. Comment nous trouvez-vous depuis… depuis combien de temps êtes-vous avec nous, déjà ? Presque un an ?
— Vous pensez trop, les savants ! lança étourdiment Miss Pefko. (Elle rit de façon idiote. La bienveillance du Dr Breed avait fait sauter tous les plombs de son système nerveux. Elle n’était plus maîtresse d’elle-même.) Vous pensez tous trop.
Une grosse femme essoufflée, à l’air résigné, vêtue d’une salopette répugnante, nous doubla d’une allure traînante et entendit ce qu’avait dit Miss Pefko. Elle se détourna pour examiner le Dr Breed, d’un regard de reproche impuissant. Elle haïssait ceux qui pensaient trop. À ce moment, elle me donna très nettement l’impression d’être assez représentative de presque toute l’humanité.
L’expression de cette grosse femme laissait entendre qu’elle deviendrait folle sur-le-champ si quiconque se mettait à penser un petit peu plus.
— Si vous y réfléchissez, dit le Dr Breed, vous verrez que tout le monde pense à peu près autant. Les savants envisagent seulement les choses d’une certaine façon, tandis que les autres les envisagent différemment.
— Beuh, borborygma Miss Pefko. Moi, je tape sous la dictée du Dr Horvath, et c’est comme si j’entendais une langue étrangère. Je ne crois pas que je pourrais comprendre – même si je devais aller à l’université. Et il est peut-être tout le temps en train de me parler d’un truc qui va chambouler le monde entier, comme la bombe atomique… Quand je rentrais de l’école, maman me demandait ce qui s’était passé dans la journée, et je lui racontais… Maintenant, quand je rentre du travail et qu’elle me pose la même question, tout ce que je trouve à dire, c’est… (Miss Pefko secoua la tête, ses lèvres écarlates soudain toutes molles et pendantes)… j’sais pas, j’sais pas, j’sais pas.
— S’il y a quelque chose que vous ne comprenez pas, l’encouragea le Dr Breed, demandez au Dr Horvath de vous l’expliquer. Il explique très bien. (Il se tourna vers moi :) Le Dr Hoenikker disait volontiers qu’un scientifique incapable d’expliquer ce qu’il fait à un enfant de huit ans est un charlatan.