— La majorité de nos compatriotes ne comprend même pas ce qu’est la recherche pure.
— Je vous serais reconnaissant de me l’expliquer.
— Ce n’est pas chercher à réaliser un meilleur filtre à cigarette, ni un chiffon démaquillant plus doux ni une peinture d’ameublement qui dure plus longtemps. Quelle misère ! Tout le monde parle de recherche et il n’y a pratiquement personne dans ce pays qui s’y livre.
Quand les autres compagnies se vantent de leurs recherches, elles parlent en fait de techniciens industriels, de tâcherons en blouses blanches qui travaillent à partir de recettes de cuisine et dont le rêve est de doter le prochain modèle d’Oldsmobile d’un essuie-glace perfectionné.
— Tandis qu’ici… ?
— Ici, et dans un nombre scandaleusement restreint d’autres entreprises américaines, on paie des hommes pour accroître la connaissance pure, pour ne travailler que dans ce dessein.
— C’est très généreux de la part de la Compagnie générale des forges et fonderies.
— La générosité n’a rien à voir là-dedans. Les connaissances nouvelles sont ce qu’il y a de plus précieux sur terre. Plus nous disposons de vérités sur lesquelles travailler, plus nous nous enrichissons.
Si j’avais été bokononiste alors, cette déclaration m’aurait fait hurler.
Plus de boue
— Dois-je comprendre, demandai-je au Dr Breed, que dans ce laboratoire, on ne dit à personne ce qu’il doit faire ? Qu’on ne suggère même pas aux chercheurs une direction possible de travail ?
— Certains passent leur temps à suggérer ceci ou cela, mais il n’est pas dans la nature d’un spécialiste de la recherche pure de tenir compte des suggestions. Sa tête fourmille de projets qui lui sont propres, et nous ne voulons pas qu’il en soit autrement.
— A-t-on jamais essayé de suggérer des projets au Dr Hoenikker ?
— Bien entendu ! Des amiraux et des généraux, particulièrement. Ils le considéraient comme une espèce de magicien capable de rendre l’Amérique invincible rien qu’en remuant le petit doigt. Ils venaient ici soumettre toutes sortes de projets délirants – ils continuent à le faire, d’ailleurs. Le hic, c’est qu’en l’état actuel de nos connaissances, ces projets sont irréalisables. Les scientifiques du calibre du Dr Hoenikker sont précisément censés combler les petits vides. Je me souviens que peu de temps avant la mort de Felix, un général de Marines l’a harcelé pour qu’il trouve une solution au problème de la boue.
— De la boue ?
— Après avoir passé près de deux cents ans à patauger dans la boue, les Marines en ont eu assez, dit le Dr Breed. En tant que leur porte-parole, ce général a estimé qu’un progrès important serait accompli si les Marines n’avaient plus à se battre dans la boue.
— Qu’avait-il au juste derrière la tête ?
— L’absence de boue. Plus de boue.
— Je suppose, théorisai-je, que ce serait possible en faisant intervenir des montagnes d’un produit chimique quelconque ou des tonnes de machines appropriées…
— Ce que le général avait en tête, c’était une petite capsule ou une petite machine. Non seulement les Marines en avaient assez de la boue, ils en avaient également assez de transporter des charges encombrantes. Ils voulaient quelque chose de petit. Pour changer.
— Qu’a dit le Dr Hoenikker ?
— À sa façon… ludique – et il était toujours ludique.
— Felix a émis l’hypothèse d’un simple grain de quelque chose, même microscopique, qui pourrait rendre d’infinies étendues de gadoue, de marais, de marécages, de torrents, de mares, de sables mouvants et de fondrières aussi solides que ce bureau.
Le Dr Breed frappa fortement le bureau de son vieux poing moucheté de petites taches rondes. Le bureau, en forme de haricot, était en acier vert d’eau. Un seul Marine pourrait porter une quantité suffisante de cette matière pour dégager une division blindée enlisée dans les marais de Floride. Selon Felix, il suffirait pour cela d’un seul soldat portant le produit sous l’ongle de son petit doigt.
— C’est impossible.
— C’est ce que vous diriez, ce que je dirais, ce que tout le monde, pratiquement, dirait. Pour Felix, qui considérait le problème comme un jeu, c’était tout à fait possible. Le miracle avec Felix – et j’espère sincèrement que vous mettrez ça quelque part dans votre livre – c’est qu’il abordait les vieux problèmes comme s’ils étaient tout nouveaux.
— J’ai un peu l’impression d’être Francine Pefko et les employées du service de frappe réunies, dis-je. Le Dr Hoenikker ne serait jamais parvenu à m’expliquer comment une particule logée sous un ongle pourrait rendre un marais aussi solide que votre bureau.
— Je vous ai dit que Felix expliquait très bien…
— Tout de même…
— Il a bien su me l’expliquer, dit le Dr Breed, et je suis certain de pouvoir vous l’expliquer à mon tour. Le problème est le suivant : comment tirer les Marines de la boue. D’accord ?
— D’accord.
— Parfait, dit le Dr Breed. Suivez-moi attentivement. Allons-y !
La glace-9
— Il existe plusieurs façons, me dit le Dr Breed, selon lesquelles certains liquides peuvent se cristalliser – peuvent geler – plusieurs façons selon lesquelles leurs atomes peuvent s’empiler et s’enclencher suivant une disposition ordonnée et rigide.
Et cet homme aux mains tachetées de marques de vieillesse m’invita à songer aux différentes façons dont on peut entasser des boulets de canon dans une cour d’honneur, des oranges dans une caisse.
— Il en va de même pour les atomes des cristaux ; et deux différents cristaux de la même substance peuvent avoir des propriétés physiques très différentes.
Il me parla d’une usine qui avait cultivé de gros cristaux de tartrate d’éthylène diamine. Ces cristaux, dit-il, étaient utilisés pour certaines opérations de fabrication. Mais un beau jour, on s’était aperçu que les cristaux cultivés par l’usine ne jouissaient plus des propriétés voulues. Les atomes avaient commencé à s’empiler et à s’imbriquer – à geler d’une façon différente. Le liquide qui se cristallisait, lui, n’avait pas changé, mais les cristaux qu’il formait étaient devenus, en ce qui concernait leurs applications industrielles, de la crotte de bique pure et simple.
Comment cela s’était-il produit ? Mystère. Mais le responsable théorique était ce que le Dr Breed appelait un « germe ». Il entendait par là un minuscule grain de la structure cristalline non désirée. Ce germe, venu Dieu sait d’où, avait appris aux atomes une nouvelle façon de s’empiler, de s’imbriquer, de geler.
— Revenons maintenant aux boulets de canon dans la cour d’honneur et aux oranges dans la caisse, dit-il. (Et il m’aida à voir comment la structure des couches inférieures de boulets et d’oranges déterminait la façon selon laquelle chaque couche suivante allait s’empiler et s’imbriquer.) La couche du bas est le germe qui détermine le comportement de tous les boulets, de toutes les oranges à venir, même si leur nombre est infini.
« Supposez maintenant, gloussa Breed, qui commençait à prendre plaisir à son exposé, supposez qu’il existe plusieurs façons possibles pour l’eau de se cristalliser, de geler. Supposez que la sorte de glace sur laquelle nous patinons, que nous mettons dans nos apéritifs – ce que nous pourrions appeler la glace-1 – ne représente qu’un type de glace parmi plusieurs autres. Supposez que sur terre, l’eau ne gèle toujours sous forme de glace-1 que parce qu’il n’existe pas de germe pour lui apprendre à former de la glace-2, de la glace-3, de la glace-4… Et supposez, ajouta-t-il en martelant de nouveau son bureau de sa main de vieillard, qu’il existe une forme, que nous appellerons la glace-9 – un cristal aussi dur que ce bureau – possédant un point de fusion de, disons, 37°C, ou mieux encore, 55°C…»