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– Et un peu tragique, par-dessus le marché.

– Ah!…

– Bref, c'est à cette histoire que vous devez la chance inestimable de m'entendre aujourd'hui. Oui, c'est bien à cause d'elle que je me trouve aujourd'hui dans votre si intéressante société.

– Sans calembours!

– Cette histoire…

– Enfin, cette histoire – terminez, je vous prie, au plus vite votre prologue – cette histoire coûtera sans doute quelque chose, insinua un monsieur blond et jeune. Et, mettant la main à sa poche, il en sortit son porte-monnaie, tout en faisant mine de chercher son mouchoir.

– Cette histoire, mes petits Messieurs, empêcha la réussite de mon mariage…

– Mariage!… une épouse!… Polzounkov voulait se marier!…

– J'avoue que je serais bien aise de voir Mme Polzounkov.

– Permettez-moi de vous demander quel était le nom de celle qui aurait pu devenir Mme Polzounkov, piaffa un jeune homme qui cherchait à se rapprocher du conteur.

– Donc, Messieurs, voici le premier chapitre de mon histoire. C'était il y a six ans de cela, au printemps, le 31 mars, retenez la date, la veille…

– Du premier avril, cria un petit monsieur frisé.

– Vous êtes vraiment perspicace. C'était le soir. Au-dessus de la petite ville de N… les ténèbres s'épaississaient, mais la lune avait des velléités de se montrer… enfin tout était poétique à souhait. C'est alors que, dans le crépuscule qui s'attardait, je sortis de mon petit logement, après avoir dit au revoir à feu ma pauvre grand'mère, ma grand'mère qui restait renfermée. (Excusez-moi d'employer cette expression à la mode que je viens d'entendre chez Nicolas Nikolaievitch. Ma grand'mère était, en effet, entièrement renfermée: elle était aveugle, muette, sourde, bête, tout ce que vous voudrez…) J'avouerai que j'étais tout tremblant, car je me préparais à aborder une grande affaire; mon cœur battait la chamade comme celui d'un petit chat qu'une main osseuse soulève par la peau du cou.

– Excusez, Monsieur Polzounkov. Que désirez-vous?

– Veuillez abréger, s'il vous plaît, et conter simplement.

– À vos ordres, dit Polzounkov, visiblement gêné. J'entrai donc dans la maison de Théodose Nikolaievitch. Celui-ci était pour moi un collègue, plus encore: un chef. On m'annonça et on m'introduisit dans son cabinet que je vois encore. Il faisait sombre et on n'apportait point de bougie. Je regarde, et voilà que Théodose Nikolaievitch entre dans la pièce. Tous deux, nous restons dans les ténèbres. Alors, Messieurs, il advint entre nous une chose étrange. C'est-à-dire… non… il n'y avait là rien d'étrange; c'est simplement comme tout ce qui arrive dans la vie. Je sortis de ma poche un rouleau de papiers. Il fit de même. Mais ses papiers, à lui, étaient des billets de banque…

– Des billets de banque?

– Oui, et nous échangeâmes nos papiers.

– Je parie qu'il était un peu question de chantage dans cette affaire, dit un monsieur jeune, élégamment vêtu.

– Chantage? chantage? Ah! Monsieur, si, un jour, vous faites votre service dans une administration de l'État, vous verrez comme il vous sera loisible de chauffer vos mains au foyer de la patrie. Elle est notre mère, nous sommes ses enfants: aussi sommes-nous, tant que nous le pouvons, pendus à son sein nourricier.

Un rire général emplit la pièce.

– Croyez-moi, cependant, Messieurs: je n'ai jamais accepté de pots-de-vin, s'écria le conteur en lançant un regard méfiant sur l'assistance.

Une nouvelle explosion de joie couvrit les paroles de Polzounkov.

– Je vous assure, Messieurs…

Il s'arrêta, regardant ses auditeurs. L'expression de sa figure était bizarre: sans doute l'idée lui venait-elle qu'il était encore le moins malhonnête parmi toute cette honnête compagnie… Néanmoins son visage resta grave jusqu'à ce que les rires se fussent apaisés.

– Ainsi, reprit Polzounkov, je n'ai jamais accepté de pots-de-vin. Mais cette fois-ci, cependant, j'eus la faiblesse de prendre l'argent que me remit un homme habitué à cette manière de régler certaines histoires. J'avais entre les mains quelques petits papiers assez compromettants pour Théodose Nikolaievitch.

– Vous voulez dire qu'il vous les a rachetés?

– Parfaitement.

– Et combien vous a-t-il donné?

– Il m'a donné… N'importe lequel d'entre vous, Messieurs, aurait pour cette somme vendu sa conscience, et avec toutes ses variantes encore… si cette conscience avait pu valoir quelque monnaie, bien entendu… Et cependant, voyez-vous, j'eus à ce moment-là l'impression qu'on me versait de l'eau bouillante sur le crâne. Je vous assure que je ne savais plus exactement ce qui se passait en moi, je n'étais ni mort ni vif, mes jambes flageolaient, mes lèvres tremblaient; j'avais bien envie de demander pardon, tellement je me sentais en faute, écrasé devant Théodose Nikolaievitch.

– Vous a-t-il pardonné, enfin?

– Mais je n'ai pas demandé le pardon… je dis simplement ce qui se passait en moi à cet instant. J'ai un cœur chaud, savez-vous. Je voyais qu'il me regardait.

– Vous n'avez donc pas la crainte du Seigneur tout-puissant, Osip Mihaïlovitch? me dit mon chef…

Que fallait-il faire en cette occurrence? J'écartais les bras, par convenance, et, la tête sur l'épaule, j'articulai péniblement:

– Pourquoi voulez-vous que je ne craigne pas le jugement de Dieu, Théodose Nikolaievitch?

Je répète que c'était par convenance, uniquement, et, en moi-même, je sentais l'envie de me cacher sous terre.

– Après avoir été si longtemps l'ami de notre famille, un fils presque! et qui sait encore ce que le destin nous réservait, Osip Mihaïlovitch! Et voilà que vous me menacez de dénonciation!… À qui se fier après cela?…

Et voilà qu'il recommence à me faire de la morale:

– Non, dites-moi, après cela, ce que je dois penser des hommes, Osip Mihaïlovitch?

Et moi aussi je me disais: «Que faut-il en penser?» Je sentais une étreinte à la gorge, ma voix tremblait et, connaissant ma faiblesse de caractère, je saisis vivement mon chapeau.