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Aussitôt que je l'aperçus, j'eus le désir de me cacher sous terre et, du regard, je cherchai mon chapeau, mais quelqu'un l'avait déjà caché; j'aurais voulu me sauver tête nue, mais on avait pris la précaution de fermer la porte, et alors commencèrent des rires, des amitiés, des clignements d'yeux, qui finirent par me remettre un peu: ma bien-aimée, s'asseyant au piano, chanta la romance du hussard qui devait partir. «Allons, dit Théodose Nikolaievitch, tout est oublié, viens dans mes bras!» Le cœur léger, je me précipitai vers lui et je pleurai dans son gilet. «O mon bienfaiteur, mon père!» criai-je, et des larmes, des larmes brûlantes, coulaient le long de ma figure. Mon Dieu! si vous aviez vu cette scène. Lui, pleurait; sa femme aussi, et ma petite Marie, et tout le monde… Il y avait même une petite blonde, venue je ne sais d'où, qui pleurnichait aussi… De tous les coins, des gosses sortirent et se mirent à piailler… Combien de larmes! que d'attendrissements! Un fils prodigue, je vous dis, ou bien un soldat qui revient, de la guerre.

Puis, ce fut une vraie réception: on apporta des gâteaux, on organisa des jeux de société. «Oh! que j'ai mal! disait-elle. – Qu'est-ce qui vous fait mal? – Le cœur.» Elle rougit, la pauvrette. Le vieux et moi, nous bûmes du punch, et me voilà tout à fait à mon aise…

Quand je retournai chez ma pauvre grand'mère, la tête me tournait. Je réveillai la vieille et, tout joyeux, je lui contai l'histoire de mon bonheur. «T'a-t-il donné de l'argent, le brigand? – Oui, grand'mère, il m'en a donné. Le bonheur est à notre porte!»

J'ai commencé à m'endormir et puis je me suis de nouveau réveillé et j'ai pensé à toute cette joie nouvelle. Demain, me dis-je, c'est le premier avriclass="underline" quelle belle journée, et amusante! je songeais, je songeais, et enfin une idée drôle me vint à l'esprit. Je me levai, j'allumai la bougie et, riant tout seul, je m'assis à mon bureau.

– Savez-vous, Messieurs, ce que c'est qu'un homme heureux? Vous allez le voir. Ma joie fut cause que je me précipitai les yeux fermés dans le malheur. J'entrai de plain-pied dans la boue! Quel sale caractère j'ai, pourtant! On me dévalise de presque tout, et moi, de bon cœur, j'offre le reste! Allons, prenez cela aussi! Il me flanque une gifle, et moi je tends l'autre joue; comme à un chien, il me tend un appât, et moi, de tout cœur, je me précipite pour embrasser tout le monde. Vous voyez, c'est comme maintenant: vous vous moquez de moi, vous chuchotez entre vous; je le vois bien; quand je vous aurai ouvert mon cœur, vous me ridiculiserez, et cependant, tout en le sachant, je vous en raconte; pourtant personne ne m'y force, mais je vous prends comme mes frères, mes amis les meilleurs… Hé!…

Le rire qui montait peu à peu avait fini par couvrir la voix du conteur qui semblait maintenant pris d'un véritable accès d'extase. Il s'arrêta, ses regards parcoururent l'assistance, et soudain, comme emporté par un ouragan, fit le geste de laisser tout aller à l'abandon et se mit à rire comme les autres, trouvant sans doute sa situation bien drôle. Puis, il se remit à conter.

– J'eus de la peine à m'endormir cette nuit-là. Devinez ce que j'avais inventé, Messieurs? J'ai honte, maintenant, de l'avouer. Un peu ivre, j'avais écrit tout la nuit, et quelles bêtises!

Le matin, je m'habillai, je frisai mes cheveux et, bien pommadé, vêtu d'un habit neuf, je m'en allai chez Théodose Nikolaievitch, mon papier à la main. Il me reçut lui-même et m'étreignit contre son gilet paternel. Mais moi, gravement, je reculai d'un pas. La situation m'amusait. Non, dis-je, Théodose Nikolaievitch, lisez d'abord ceci.

– Savez-vous ce qu'il y avait sur ce papier? Je donnais ma démission. Ma signature figurait bel et bien au bas avec tous mes grades et mes titres: voyez ce que j'avais inventé. Je n'aurais jamais rien pu trouver de plus intelligent C'est le premier avril, me disais-je, je vais faire semblant d'être toujours fâché, leur laisser entendre que je ne veux plus de leur fille, que l'argent est très bien dans ma poche et que, mon avenir étant assuré, je donne ma démission. Ne voulant plus servir sous un tel chef, je passe dans un autre service et, de là, je ferai partir une nouvelle dénonciation. (Mon idée avait été de jouer le rôle d'un vil personnage.) Vous comprenez, Messieurs: la veille, j'étais rentré dans leur cœur, et, à cause de cela, je voulais donner libre cours à ce que je regardais comme une plaisanterie familière, je voulais me moquer du cœur paternel de Théodose…

Aussitôt qu'il eut pris connaissance du papier que je lui tendais, sa figure changea. «Qu'est-ce donc, Osip Mihaïlovitch?» demanda-t-il. Et moi, comme un imbécile: «Poisson d'avril! Théodose Nikolaievitch.» J'étais absolument comme un gamin, vous dis-je: c'est comme si, caché derrière le fauteuil de la grand'mère, j'avais voulu l'effrayer en hurlant dans son oreille. Oui!… j'ai honte de raconter tout cela…

– Allons, allons, continuez!

Des voix s'élevaient de tous côtés.

– Cela en fit du bruit, Messieurs. On criait que j'étais un espiègle, un gamin, que je leur avais fait peur. C'était doux, mes amis, et si familier que j'en eus honte, me disant: «Comment peuvent-ils recevoir un pécheur pareil dans un lieu aussi sacré!»

– Oh! mon cher! s'écria soudain Madame la conseillère, m'en as-tu fait une peur! j'en tremble encore! J'ai couru vite voir Marie pour lui dire: «Regarde donc ce qu'il fait, ton Osip!» J'ai eu des remords de t'avoir reçu si mal hier soir. J'en étais toute navrée.

Je fus sur le point de tomber à genoux devant elle. Les larmes recommencèrent, et des embrassades, et des plaisanteries à n'en plus finir. Théodose Nikolaievitch, lui aussi, s'était mis de la partie, et voulut nous servir un poisson d'avril de sa façon: «Un oiseau d'or est arrivé avec un bec en diamant, et, dans ce bec, il tenait une lettre.» Il se moquait de moi. Tout le monde se mit à rire, et la joie était générale… Pff!… j'ai même honte de vous raconter cela!…

Maintenant, Messieurs, nous approchons de la fin. Nous avions ainsi vécu une journée, deux… une semaine; j'étais considéré comme un fiancé en titre. On commanda les alliances, on allait fixer le jour du mariage, mais on ne voulait pas publier les bans tout de suite, car on attendait un inspecteur qui devait venir de Pétersbourg. Comme ce fonctionnaire retardait mon bonheur, je l’attendais avec une impatience fébrile. «Ah! si on pouvait s'en débarrasser au plus vite!» me dis-je.