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Profitant de ce désarroi, Théodose Nikolaievitch m'avait mis toutes ses affaires sur les bras: comptes, rapports, vérifications des livres, additions. Le désordre dans la comptabilité était terrible. Partout des erreurs et des trous. Allons, travaillons un peu pour notre beau-père! Celui-ci semblait souffrant et, chaque jour, sa santé paraissait plus précaire. Quand à moi, je devins sec comme une allumette, tant je travaillais sans prendre un moment de repos.

Enfin, tout fut terminé à temps et, le jour fatal, je vis soudain arriver chez moi un messager. «Venez vite, me dit-il, Théodose Nikolaievitch est au plus mal.» Je cours, j'arrive et je vois mon Théodose Nikolaievitch tout entouré de linges, des pansements vinaigrés sur la tête, poussant des «ah!» et des «oh!»

– O mon cher! qu'allons-nous devenir, me dit-il. Je vais mourir et à qui laisserai-je toute ma famille, tous mes petits enfants?

La femme était là avec les enfants, Marie était en pleurs. Moi aussi, à leur vue, je versai des larmes. Il les fit sortir alors, me dit de fermer la porte, et nous restâmes tous les deux en tête à tête.

– J'ai une prière à te faire, me dit-il.

– Que désirez-vous?

– Voilà, mon cher enfant. Sur mon lit de mort, j'ai un aveu à te faire: il manque de l'argent à la caisse, et déjà j'y ai mis du mien. Je suis très peiné de penser que des gens malveillants te disent du mal de moi… On t'avait trompé, vois-tu, et, depuis ce temps-là, le malheur a blanchi ma tête. L'inspecteur va arriver et ce pauvre Matvieiev a sept mille roubles en moins. C'est à moi qu'on va demander de rendre des comptes, car que peut-on trouver chez Matvieiev? Il est déjà assez malheureux sans cela, et on ne peut pas en toute justice… J'aime mieux qu'on me rende seul responsable.

– Mon Dieu! pensais-je, quelle belle âme!

– Je ne veux pas prendre de l'argent de ma fille, car sa dot est sacrée. J'ai bien quelque argent à moi, mais il est placé, et comment faire pour réaliser au plus vite?…

Je ne pus me retenir davantage et me voilà à genoux devant lui.

– O mon bienfaiteur! criai-je, je vous ai méconnu, je vous ai mésestimé. Des malveillants m'ont inspiré d'écrire cette maudite dénonciation. Pardonnez-moi, et reprenez votre argent!

Il me regardait, les larmes aux yeux.

– C'est cela que j'attendais de toi, mon fils. C'est comme cela que je veux te connaître. Je t'avais pardonné naguère en voyant les larmes de ma fille, maintenant c'est mon cœur tout entier qui t'absout. Tu as cicatrisé les blessures de mon âme et je te bénis pour l'éternité!

Il m'avait béni, Messieurs. Et moi, je m'empressai de courir à la maison pour lui rapporter la somme.

– Prenez, mon père, il n'y manque que cinquante roubles que j'ai employés pour mes besoins.

– Cela ne fait rien, me dit-il. Écris donc une demande antidatée, sollicitant une avancé de cinquante roubles sur tes appointements. Ainsi, je ferai le nécessaire devant les supérieurs, je leur dirai que je t'avais avancé cet argent.

– Qu'en pensez-vous, Messieurs?… Cette demande, je l'ai bien écrite.

– Alors, comment tout cela a-t-il fini? demanda quelqu'un.

– Cela s'était terminé par la remise de ce malheureux papier. Le lendemain, je reçois un avis avec un cachet officiel, je regarde: c'était ma démission! On m'y disait de préparer mes comptes, de les rendre, et de m'en aller où je voudrais.

– Comment?

– Et moi aussi, je criai comme vous: Comment? Les oreilles me tintaient, mon cœur tressaillait et aussitôt je courus chez Théodose Nikolaievitch. La conversation s'engagea immédiatement.

– Qu'est-ce que tout cela? demandai-je.

– Que voulez-vous dire?

– Mais ma démission.

– Quelle démission?

– La voilà!

– Mais oui… en effet… c'est une démission.

– Mais je ne l'ai jamais demandée.

– Comment! mais vous l'avez pourtant signée du premier avril!

Imbécile! je lui avais laissé le papier.

– Théodose Nikolaievitch! est-ce bien vous que mes yeux regardent en ce moment?

– Moi? parfaitement! et puis après? Je regrette beaucoup, Monsieur, que le désir vous soit venu d'abandonner si vite le service. Un jeune homme devrait vouloir servir, mais vous, Monsieur, votre cerveau est ouvert à tous les vents. Soyez rassuré en ce qui concerne le certificat. Je vous en ferai un bon: vous avez fait tout ce qu'il faut pour le mériter.

– Mais, c'est là une plaisanterie, Théodose Nikolaievitch, et si je vous ai donné ce papier, c'était par jeu, pour vous faire rire.

– Ah! c'était une plaisanterie? Et depuis quand peut-on plaisanter avec les choses du service? Sachez, Monsieur, que des plaisanteries pareilles vous mèneront un de ces jours en Sibérie. En attendant, au revoir, Monsieur. Je n'ai plus le temps de causer avec vous: l'inspecteur est arrivé, les devoirs du service avant tout; et, si vous aimez à faire des plaisanteries, moi, j'ai des affaires sérieuses. Je vous le répète, vous pouvez compter sur un bon certificat… Ah! il faut que j'ajoute que je viens d'acheter une maison. Nous allons l'aménager un de ces jours, et je compte bien ne pas vous voir à la pendaison de la crémaillère. Bon voyage, Monsieur!

Je courus chez moi. J'arrivai près de ma grand'mère en criant: «Nous sommes perdus! grand'mère.» Elle se mit à hurler, sans savoir, et, dans le même temps, nous voyons le serviteur de Théodose Nikolaievitch qui arrive, porteur d'une cage où sautillait un étourneau: c'était moi qui en avais fait cadeau à ma fiancée. On me renvoyait le tout avec ce billet: Poisson d'avril.

– Qu'y a-t-il eu par la suite?

– Par la suite, que voulez-vous qu'il y ait eu?… Je rencontrai un jour Théodose Nikolaievitch, et j'étais tout disposé à lui lancer ses vérités à la figure et à lui reprocher sa lâcheté.

– Et alors?

– Je n'ai pas pu y arriver!

(1848)