Frédéric Dard
Le bourreau pleure
Bien qu’une grande partie de
cette histoire soit authentique,
tous les personnages qui la composent sont fictifs.
PREMIÈRE PARTIE
1
L’objet le plus triste du monde ? Je crois que c’est un violon brisé. En tout cas, c’est la vue de la boîte à violon écrasée sur la route, avec les cordes de l’instrument s’en échappant, qui m’a le plus serré le cœur. Elle symbolisait l’accident plus encore que la jeune femme étendue en bordure du fossé, les doigts griffant la terre sèche et les jupes relevées sur des cuisses admirables. Oui, ce violon mort m’a fait mal. Il était une sorte de paroxysme de la fatalité qui m’avait conduit là, à cet instant.
Je me souviens qu’un peu avant j’évoquais mon enfance, sans doute à cause de cette nuit d’Espagne, riche en lucioles et en phalènes qui venaient éclater sur mon pare-brise avec un petit bruit hideux… Ces bestioles me rappelaient les soirées des étés perdus, lorsque avant de me laisser mettre au lit je respirais les senteurs sucrées du vieux tilleul, derrière chez nous.
Chaque soir, j’allais pendant un long moment contempler les ombres angoissantes qui s’accumulaient contre le ciel pâle de la nuit. L’air frémissait de mille insectes titubants qui dansaient autour de moi la troublante farandole de l’ombre.
Je pensais à ce beau pays perdu de ma prime jeunesse. Mes phares ouvraient l’obscurité comme un soc lumineux. L’air était tiède et, sur ma gauche, la grosse rumeur de la mer emplissait le ciel filandreux. J’avais loué une chambre dans une très modeste auberge du bord de la mer à Castelldefels : la Casa Patricio, tenue par un vieux ménage de Catalans. La cuisine était ni meilleure ni pire qu’ailleurs et, si l’habitat s’avérait sommaire, il offrait du moins l’avantage de se situer en bordure de plage. J’ouvrais les yeux sur la mer, et c’était sa grande voix monotone qui m’appelait, à l’heure où le soleil la transforme en un gigantesque brûlot.
Des vacances idéales.
Et voilà que soudain, tout avait changé. Oui, tout, à cause de cette silhouette qui s’était échappée de la nuit pour bondir dans la lumière blonde de ma voiture.
J’avais freiné à mort, de toutes mes forces, de toute ma volonté, et la fraction de seconde qui avait suivi m’avait semblé plus longue que les plus longues années de ma vie. En un éclair, la silhouette s’était précisée, j’avais vu qu’il s’agissait d’une femme et qu’elle était jeune et jolie.
Je m’étais dit, dans une espèce de formidable cri muet, que j’allais la heurter ! Franchement, il n’y avait pas moyen d’éviter le choc.
L’instantanéisme de la pensée est extraordinaire. En moins d’une seconde, je m’étais posé une foule de questions sur ma victime en puissance. J’avais trouvé le temps de me demander qui elle était, ce qu’elle faisait à pareille heure sur cette route déserte avec une boîte à violon sous le bras et surtout pourquoi elle se jetait délibérément sous les roues de ma voiture. Et, surtout, je m’en étais posé une plus secrète, plus humaine, concernant la somme de péchés que je soldais avec cette catastrophe. À cette heure, il n’y aurait pas le moindre témoin pour dire qu’il s’agissait d’un suicide…
Et puis, ç’a été le choc. Un choc plus mou que celui des phalènes éclatant sur ma vitre ; un choc dont tout mon être a longuement frémi. Mon moteur a dû caler, car le silence s’est établi sans que j’aie fait un geste pour couper le contact. Maintenant, tout était immobile autour de moi. J’étais planté dans un univers figé et le bruit de la mer ne me parvenait plus.
Mon premier regard lucide a été pour mes deux mains qui tremblaient. Elles m’étaient brusquement devenues étrangères. J’ai fait un effort considérable pour les arracher du volant. Puis j’ai ouvert la portière de droite et je me suis jeté dehors !
L’air doux du soir reprenait vie. Des froissements d’ailes l’allégeaient… J’ai vu la boîte à violon écrasée par terre dans le goudron et j’ai été anéanti devant ce ventre de bois crevé qui perdait ses entrailles célestes… Quelque chose de violent, d’indéfinissable, est monté du tréfonds de moi-même, jusqu’à ma gorge. J’aurais voulu pleurer, mais l’énorme boule qui m’obstruait le gosier m’empêchait de le faire… Je me suis tourné vers ma victime. Elle gisait en bordure de la route, sur le talus, dans une pose abandonnée. Elle semblait s’être confiée à la mort comme un être épuisé se confie au sommeil.
Je me suis penché sur elle. Mon calme est revenu. Je n’avais jamais palpé quelqu’un d’inanimé pour vérifier s’il vivait encore et je me sentais infiniment maladroit. Je ne savais comment m’y prendre. Je n’osais pas la toucher… Mon phare droit la baignait d’une lumière jaune qui faisait ressortir sa blondeur. Ma main est partie à l’aventure sur ce corps chaud, en quête d’un battement de cœur… Et j’ai trouvé son cœur tout de suite, comme s’il avait attiré ma main. Elle vivait ! Une joie âpre et presque douloureuse m’a sonné.
Avec d’infinies précautions, je l’ai retournée sur le dos. Elle était belle ! Ce brusque vis-à-vis m’a causé un choc. Elle avait des cheveux très longs et des pommettes légèrement proéminentes d’Asiatique. Ses traits étaient d’une régularité parfaite. Elle gardait les yeux clos. Sa poitrine se soulevait à une cadence précipitée… Elle a poussé un gémissement…
« Fais quelque chose », me suis-je dit.
J’avais honte de mon désarroi. J’ai pris la fille sous la nuque et sous les genoux, puis, d’une détente, je l’ai arrachée du sol. Mal équilibré, j’ai failli partir en arrière avec ma charge. Je l’ai assurée en la ramenant contre ma poitrine et l’ai portée jusque dans l’auto.
À la lumière du plafonnier, j’ai pu l’examiner. À part une vilaine plaie au coude gauche, quelques ecchymoses aux jambes et une bosse à la tempe, elle paraissait indemne… Pourtant, je n’ai pas osé me réjouir…
Machinalement, j’ai actionné mon démarreur. Le moteur a toussé plusieurs fois avant de tourner… J’ai passé ma vitesse et quelque chose a craqué sous la voiture : c’était la boîte à violon. J’ai foncé dans la nuit, sans trop savoir ce que j’allais faire de la blessée. C’était la première fois que je venais en Espagne et je ne parlais pas la langue du pays. C’est ce qui m’a retenu de la conduire dans un hôpital à Barcelone. J’avais besoin d’aide et le père Patricio me semblait la seule personne capable de me secourir en pareille conjoncture… Comme je n’étais plus qu’à une dizaine de kilomètres de Castelldefels et que l’état de la jeune femme ne semblait pas critique, j’ai résolu d’aller jusqu’à la Casa de la plage…
J’y suis parvenu sans que ma victime ait repris connaissance. Il y avait encore de la lumière, ce qui m’a mis un peu de baume au cœur. L’auberge se composait d’une grande pièce blanchie à la chaux servant de réfectoire. La partie donnant sur la plage était vitrée et des portes peintes en vert se succédaient sur les trois autres faces. Elles s’ouvraient toutes sur des chambres guère plus grandes que des cabines de bain, meublées chichement d’un lit et d’une chaise. Ces pièces ressemblaient davantage à des cellules de cloître qu’à des chambres d’hôtel, mais la vie qu’on menait ici était purement extérieure et ces niches réservées au sommeil vous donnaient envie d’aller gambader sur l’immense plage hérissée de plantes épineuses.