— Si je ne peux pas t’emmener, je ne partirai pas…
— Il faudra bien pourtant que tu rentres en France ?
— J’irai pour faire valider mon visa, mais dussé-je me faire naturaliser espagnol, je resterai près de toi.
J’ai fait glisser la bride du maillot. Il était plein de sable qui coulait sur le couvre-lit. Il y en avait aussi dans ses cheveux blonds.
Je l’ai embrassée. Ses lèvres étaient salées par la mer. Toute sa peau était salée. Le haut du maillot s’est détendu. Je l’ai tiré sur le bas et ses seins ont jailli. Ils étaient durs comme du marbre.
Elle a balbutié :
— Alors, tu veux bien de moi ?
— Je ne veux que toi, Marianne. Mon univers, c’est toi…
J’ai tiré encore le maillot. Il lui collait aux hanches et elle s’en dégageait par de légers soubresauts. Il était vert et ressemblait à la peau d’un serpent en train de muer. J’ai pétri la cambrure harmonieuse de ses reins. Puis ma main a glissé lentement sur son ventre plat et ferme. Quelque chose alors m’a glacé. Je suis sorti de mon extase pour regarder cette chose insolite que je sentais sous mes doigts. C’était une cicatrice… Une cicatrice plus éloquente que n’importe quel certificat médical : celle que laisse un accouchement dramatique.
J’ai été anéanti. Jusque-là, lorsque je me demandais qui pouvait attendre Marianne, j’avais pensé à des parents, à un amant… Je n’avais pas envisagé que ce pût être un enfant…
— Qu’as-tu ? a-t-elle soupiré.
Je devais avoir une sale figure, car elle s’est dressée sur un coude. La pointe de son sein gauche effleurait ma joue.
J’ai fermé les yeux.
— Rien, Marianne, je t’aime…
Et je l’ai prise comme on se tue, avec la volonté farouche d’échapper à l’insupportable.
10
Lorsque nous sommes revenus à nous, car la fureur de notre étreinte équivalait à une perte de conscience, le soleil avait disparu de la petite fenêtre et l’air avait pris cette teinte mauve qui précède les nuits de là-bas.
Elle gisait sur le lit, pantelante, éperdue, avec ses grands cheveux collés sur les joues et un bras pendant hors du lit comme une branche cassée pend de son arbre. Je me sentais sans volonté. Cet anéantissement m’avait soustrait à la peur. Car ce que j’avais ressenti en constatant que Marianne était mère, c’était avant tout de la peur. Une peur physique de la perdre. Si elle retrouvait la mémoire elle penserait à son enfant. Et alors l’instinct maternel reprendrait ses droits et je ne compterais plus pour elle. Si je découvrais son identité, son mari la récupérerait… En somme, j’avais entrepris une tâche qui ne pouvait que m’être fatale. Je forgeais une arme destinée à n’abattre que moi.
— À quoi penses-tu, Daniel ?
— Je suis bien, ai-je menti, je ne pense pas…
— On pense toujours à quelque chose ou à quelqu’un.
— Alors, toi, à qui penses-tu ?
J’ai presque crié la question. Elle a ramené sa main sur ma poitrine et ses ongles ont labouré doucement ma peau.
— Je pense à nous, mon amour… Je voudrais que tu me promettes une chose…
— Laquelle ?
— Elle est idiote, promets d’abord…
— Eh bien, je promets…
Elle s’est tue.
— Parle !
— Si un jour tu devais me quitter, Daniel, je voudrais qu’avant tu me tues !
Ça ne m’a pas fait rire. L’amour, quand il est sincère, est toujours voisin de la mort. Parce que l’amour, c’est avant tout une soif d’absolu et que rien n’est plus absolu que la mort.
— Je te promets…
— Merci. Tu comprends, tu es tout pour moi. TOUT ! C’est sûrement la première fois qu’un homme représente autant de choses pour une femme. Je pense que les chiens éprouvent pour leur maître ce que j’éprouve pour toi.
— Ne dis pas ça ?
— Mais c’est vrai, Daniel ! Imagine-toi un peu ce qui se passe là !
Elle a frappé sa tête.
— Un matin j’ouvre les yeux sur le monde. Je suis une femme adulte. Je pense, j’existe et pourtant je ne suis rien… Ou plutôt je ne suis qu’un être vivant sans mémoire, sans famille…
J’ai regardé sa cicatrice.
— Tais-toi ! ai-je grondé.
— Mais, Daniel, il faut que nous parlions de ça…
— Alors parlons-en !
— Ce qu’il y a de fabuleux, a-t-elle poursuivi, c’est que je sois un être complet, instruit… relativement, bien sûr ; je veux dire sachant ce que tout le monde sait… Et que cet être soit complètement neuf ! Je suis mademoiselle Sans-Nom ! Venant de Nulle-part. Née il y a trois semaines sur l’autoroute de Barcelone. Tu es à toi seul mon créateur, mon père, ma mère, mon frère, mon amant…
— Tu penses à tout cela ?
— Mais naturellement ! T’imagines-tu que je reste des heures sur la plage comme un caillou ?
Elle pensait à cela… Pourtant, elle ne pensait pas qu’elle pouvait être madame Sans-Nom au lieu de mademoiselle. Elle ne pensait pas qu’elle avait un enfant…
— Je voudrais te dire encore autre chose, Daniel…
— Quoi ?
— Je n’ai pas envie de savoir qui je suis. Je n’ai pas envie de connaître d’autres gens que toi. Ça ne me tourmente pas, le passé. Ce qui compte, c’est le présent ! Un peu l’avenir, aussi, bien sûr !..
Je l’ai serrée contre moi. Des sanglots m’étouffaient.
— Je te remercie, Marianne, d’être là et de m’aimer à ce point. Non, nous laisserons ton passé là où il est…
Il y a eu un silence. Nous pensions au même problème : les papiers ! Ces sacrés pedigrees que les hommes exigent les uns des autres ! Ces numéros, ces étiquettes qu’ils s’accrochent au cou pour se situer, s’enrégimenter…
— Écoute, Marianne, il me vient une idée !
— Oui ?
— Je vais te faire établir de faux papiers… Ça doit être possible, non ? Les gangsters en ont bien. En y mettant le prix, j’en obtiendrai.
— Tu crois ?
— Oui. Seulement ça ne me paraît pas possible ici. Je ne parle pas l’espagnol et je me ferais escroquer. Je vais prendre l’avion pour Paris, une fois là-bas je me débrouillerai…
— Tu vas me laisser ?
— Quelques jours seulement, le temps de faire le nécessaire !
Elle n’a pas insisté. Elle savait bien que c’était la seule solution, si on voulait en finir avec cette situation ambiguë.
— Je ne vois que ça… Je vais prendre des photos de toi afin de pouvoir les faire figurer sur les pièces officielles…
— Et puis ?
— Et puis… Attends… Le hic, lorsque j’aurai le passeport, sera de faire apposer le visa d’entrée en Espagne pour que nous puissions obtenir celui de sortie…
J’ai éclaté de rire !
— Suis-je idiot ! Ça n’a rien de calé. Lorsqu’on franchit la frontière, on passe au poste de douane pour faire viser les passeports tandis que les douaniers examinent la voiture. J’en ferai viser deux au lieu d’un, comme si tu m’accompagnais. Seulement, je dois prendre l’auto, ça n’est pas possible autrement… C’est idiot parce que mon voyage aller-retour durera au moins trois jours de plus, mais ça vaut la peine.
— Comme tu voudras…
Je l’ai embrassée. J’étais heureux de cette trouvaille… Oui, j’aurais, grâce à ce stratagème, une ombre pour compagne. Quelqu’un qui n’existerait que par moi !