Je suis monté dans la voiture. J’avais déjà pris l’habitude de la trouver à mes côtés lorsque je conduisais. J’ai passé ma main sur son épaule.
— Que voulais-tu me dire, mon ange ?
— Daniel, le violon, l’autre jour, m’a remis la musique en mémoire, n’est-ce pas ?
— Oui, alors ?
— Alors il faut que tu saches que… ton amour ne me rappelle rien. Je suis certaine de n’avoir jamais aimé d’autres hommes, Daniel. Jamais ! Oui, il faut que tu le saches. J’en ai peut-être connu d’autres, mais je ne les ai pas aimés, ça n’est pas possible… Tu comprends ?
J’ai posé ma tête sur sa poitrine et c’est moi qui ai pleuré, dans le noir…
Qu’elle me fasse un tel aveu m’éblouissait.
Elle a pris ma tête dans ses mains et m’a obligé à la relever. Délicatement, elle a embrassé mes yeux. Puis elle a murmuré :
— Va !
Et, tout à coup, elle n’a plus été là. J’ai voulu l’appeler, mais je me suis retenu de le faire. J’avais honte de ma faiblesse.
J’ai vu sa silhouette légère sortir de l’ombre de la pinède et cabrioler sur le sable éclaboussé de lune. Puis elle a disparu derrière la Casa Patricio et je suis resté infiniment seul dans mon auto, avec le grondement de la mer et la farandole des phalènes.
Je me suis ébroué, j’ai actionné le démarreur. L’automatisme de l’habitude est une force généreuse qui calme nos misères.
Les roues de la voiture ont chassé dans le sable. Je suis descendu pour glisser dessous une branche de pin. J’ai pu arracher l’auto au sol poudreux. Puis j’ai tangué comme à l’ordinaire jusqu’à cette autoroute déserte où, par une nuit semblable, tout avait commencé pour nous.
TROISIÈME PARTIE
12
Au fur et à mesure que la distance grandissait entre Marianne et moi, je prenais davantage conscience de son cas. Jusqu’alors, je m’étais intéressé uniquement à elle, à sa personne physique et, non sans une certaine lâcheté, j’avais banni son passé de mes préoccupations. Mais, dans la solitude de l’auto, libéré en somme de son envoûtement, je me mis à réfléchir sérieusement.
J’avais fini par oublier une chose capitale qui donnait le ton à toute cette affaire, c’était elle qui s’était jetée sous ma voiture. Pour en arriver à l’accomplissement d’un acte aussi désespéré, elle avait dû beaucoup souffrir. Peut-être était-elle venue en Espagne avec un homme et cet homme l’avait-il quittée ?
Il fallait, si je voulais la garder, l’emmener dans un coin perdu comme Castelldefels… Dans un pays où pas un acteur de sa vie passée ne risquait de surgir et de la montrer du doigt en criant son nom. C’était cela qui m’effrayait. Elle était tellement à moi que je n’aurais pu tolérer qu’une autre personne s’approche d’elle pour lui parler de gens ou de choses que j’ignorais.
Pour avoir une complète liberté de mouvement, il fallait lui obtenir des papiers. Certes, j’étais venu en France pour ça, mais maintenant que je roulais sur nos routes, mon projet perdait son côté théorique pour devenir un problème pressant à résoudre. Je ne savais trop à qui m’adresser pour ce genre de chose. Je me doutais qu’il existait des gens spécialisés dans les faux papiers à Pigalle ou ailleurs, mais je ne les connaissais pas et je ne voyais personne dans mes relations qui fût susceptible de me brancher sur eux. C’est alors que l’idée me vint de tromper moi-même la loi. Ce serait plus sûr et ça me reviendrait moins cher. Mais comment ?
Je roulais sans m’en apercevoir, guidé par mon seul instinct de conducteur. Les kilomètres dansaient dans le cadran de mon enregistreur et je ne sentais pas la fatigue. Je déjeunai hâtivement à Toulouse et m’arrêtai à Limoges avec l’intention d’y coucher. Mais lorsque j’eus dîné, je me sentis des forces neuves et je repris ma ruée sur Paris.
La route est une sorte d’opium. Lorsque je roule très longtemps, une espèce de torpeur s’empare de moi. Mon subconscient conduit seul. C’est lui qui fait les appels de phares, qui enregistre les guirlandes de feux des camions à l’arrêt. Lui qui enfonce la pédale du frein…
Dans ces cas-là, je pense avec une acuité extraordinaire. Mes nerfs bien affûtés deviennent les serviteurs zélés de mon cerveau.
Il y a dans mon être une sorte de volcan en éruption.
Entre Limoges et Orléans, j’ai réglé la question des papiers. Dans le fond, c’était très simple. J’avais encore ma mère. Depuis huit ans, elle vivait dans une maison de repos, à la suite d’une paralysie quasi totale. Il me suffisait de réclamer en son nom, par lettre à la mairie de sa ville natale, un extrait de naissance dont je camouflerais la date. Ce serait un petit travail délicat, mais, lorsque j’étais au lycée, j’avais un don tout particulier pour truquer mes bulletins scolaires. Ma maestria était si grande que même les copains faisaient appel à mon petit talent, histoire d’éviter les algarades paternelles.
Lorsque ce serait fait, j’irais au commissariat de mon quartier faire établir un certificat de domicile au nom de ma mère en fournissant le bulletin comme pièce d’identité et des reçus de location établis au nom de ma mère… On me le donnerait sans sourciller. Il ne me resterait plus qu’à remplir une demande de passeport en fournissant l’extrait de naissance et le certificat de domicile et en joignant les photos de Marianne. Je n’irais pas moi-même à la préfecture, ce qui pourrait sembler louche, mais je passerais par le canal du Touring-Club dont je faisais partie… En quatre ou cinq jours j’aurais les pièces. J’en profiterais pour solliciter un nouveau visa espagnol pour moi. Les deux passeports portant le même nom, ça irait tout seul. Nous étions en été, et les composteurs de visa ne devaient pas chômer.
Avec un poil de chance, je parviendrais à faire régulariser le visa à l’entrée en Espagne et la sortie s’effectuerait sans la moindre anicroche. Ce qui me plaisait dans ce plan, c’était qu’il ne mettait pas le moins du monde Marianne en cause. En cas de coup fourré, c’est moi qui trinquerais et on ne me couperait pas la tête, après tout, pour avoir falsifié des pièces d’identité.
À Orléans, j’ai senti que si je ne stoppais pas, j’irais tout droit dans un pylône. Deux heures sonnaient à une horloge de ville. J’ai avisé une ronde de gardiens de la paix et je leur ai demandé de m’indiquer un hôtel. Dix minutes plus tard, je me laissai choir sur un lit grinçant avec l’impression que je ne pourrais plus m’en relever.
13
Le plus long, c’était d’attendre le retour du bulletin de naissance. Ma mère était née à Saint-Omer et il fallait trois bons jours pour que ma lettre au secrétaire de mairie arrivât et que le papier me parvînt.
Pour tuer ce temps mort et m’étourdir un peu, je fis une visite à quelques amis peintres, mais le soleil avait vidé leurs ateliers et je trouvai partout porte close. Je me rabattis sur Brutin, le directeur de la galerie. Il me reçut comme on accueille le vainqueur du Tour de France, m’invita à dîner et, au dessert, me remit un chèque qui apporta une eau providentielle à mon compte en banque.
Il m’interrogea sur l’Espagne, sur ma production, sur la vie là-bas… Et je lui répondis par monosyllabes.
— Ça n’a pas l’air de tourner rond, Mermet. La santé ?
— Non…
— Je vous trouve amaigri.