Au réveil, tous trois chantaient, en nettoyant la salle, des flamencos désespérants que je fuyais d’ordinaire pour prendre mon premier bain. Lorsque j’ai ouvert les yeux, ce matin-là, j’ai retrouvé mon angoisse intacte. Toutes mes pensées étaient là, qui m’attendaient.
J’ai bondi hors de mon lit et, nu-pieds, j’ai couru à la chambre de l’inconnue.
Les serveurs, qui n’étaient au courant de rien, me regardèrent avec surprise.
— Amigo ? me demanda Tejero.
— Si…
J’ai poussé la porte.
Elle était éveillée et se tenait assise sur son lit, le dos au mur de plâtre, examinant les écorchures couvrant ses bras.
Au bruit que j’ai fait en entrant, elle a relevé la tête et, pour la première fois, j’ai vu ses yeux.
Ils étaient fauves et emplis de paillettes d’or. Ils donnaient de l’intelligence à sa beauté et c’est vraiment le plus beau cadeau qu’on puisse faire à une jolie figure.
Elle me fixait. L’arrivée d’un homme en pyjama dans cette chambre minuscule devait la dérouter. Je lui ai souri, cherchant par où commencer.
Et naturellement, j’ai proféré les paroles les plus banales qu’un imbécile de mon espèce pût trouver.
— Vous avez bien dormi ?
Elle n’a pas répondu. Ses yeux ardents me fouillaient jusqu’à l’âme. J’y lisais un ardent besoin de savoir.
— Je… C’est moi qui vous ai renversée cette nuit en auto… Comment vous sentez-vous ?
Soudain, j’ai réalisé que je lui adressais la parole en français et que, par conséquent, il y avait de fortes chances pour qu’elle ne comprît pas.
Les serveurs se tenaient immobiles dans l’encadrement, regardant avec surprise cette pensionnaire qu’ils n’avaient pas vue arriver… La face blême et stupide de Pablo m’a agacé. J’ai poussé la porte du pied. Au-dessus de la tête de ma victime, une lucarne laissait entrer le soleil. Dans l’intense lumière, sa peau prenait un éclat extraordinaire. Je n’avais jamais vu une peau aussi tentante, j’avais envie de la caresser, tellement elle me paraissait douce et tiède.
Je me suis assis sur le lit.
— Vous permettez ?
Elle me tenait sous son regard fauve, mais son expression anxieuse s’apaisait et elle semblait tranquille maintenant.
— Que m’est-il arrivé ?
J’ai sursauté. Elle venait de parler d’une voix brève, en un français dépourvu de tout accent.
— Vous êtes française ?
— Française ?
Elle a réfléchi un peu, comme si elle comprenait mal le sens du mot. Puis elle a eu un hochement de tête…
— Oui… Française…
Le choc semblait lui avoir perturbé la mémoire. J’ai ressenti à nouveau une grande inquiétude.
— Vous ne vous souvenez pas ?
Elle a eu une crispation. Chaque mot passait au travers d’un filtre avant d’atteindre son entendement.
— Non…
J’ai vu qu’elle regrettait sérieusement de ne pas se souvenir. La soif de savoir lui faisait mal.
— Cette nuit, sur la route… Vous…
J’ai hésité. Je ne pouvais lui parler de son suicide manqué. Le mot « accident » me paraissait plus convenable.
— Je vous ai accrochée avec mon auto ; vraiment, vous ne vous rappelez pas ?
— Non…
— Où habitez-vous ?
Elle a porté sa main à sa tête… Son front s’est plissé sous l’effort.
— Je ne sais pas !
— Vous demeurez en Espagne ?
Elle a sursauté. D’une voix incrédule, elle a balbutié :
— En Espagne ! Pourquoi en Espagne ?
— Vous ne savez pas que nous sommes en Espagne ?
Il y a eu comme une lueur amusée dans son regard, mais ç’a été fugace.
— Vous plaisantez !
— Je ne plaisante pas… Nous sommes à Castelldefels, c’est-à-dire à quelques kilomètres au sud de Barcelone. Barcelone, voyons, ça ne vous dit rien ?
J’en avais la gorge sèche. Si elle ne se souvenait plus qu’elle se trouvait en Espagne, son cas était sérieux.
J’ai encore bégayé, d’une voix qui ne passait plus :
— Barcelone…
— Non ! C’est vrai ?…
Et, tout à coup, sans que rien le laisse prévoir, elle a éclaté en sanglots. Elle pleurait comme pleure une toute petite fille, sans avoir l’instinctive pudeur de cacher ses larmes.
— Que m’est-il arrivé ? Que m’est-il arrivé ?
J’ai posé ma main sur sa nuque. C’était chaud et plus doux encore que je ne pensais.
— Ne vous désolez pas, c’est le choc… Ça va se tasser… Attendez, on va s’y prendre autrement, je me conduis comme une brute…
Elle s’est arrêtée de pleurer. Son visage reflétait un brusque espoir. Elle est restée attentive…
— Vous souffrez ?
— À la jambe, un peu… À la tête, aussi… J’ai un bruit dans les oreilles…
— Oui, la commotion… Je vous promets que ça va passer… Ayez confiance, je vous mènerai chez un grand toubib à Barcelone.
Ça l’a fait tiquer.
— Barcelone !
Je me comportais décidément avec des grâces d’éléphant…
— Comment vous appelez-vous ?
Elle a secoué la tête.
— Mais je…
— Oui ?…
— Je ne sais pas !
Ce que j’ai éprouvé à cet instant ressemblait à de la colère. Je n’acceptais pas ce coup du sort.
— Comment, vous ne savez pas ! Tout le monde a un nom… Ça ne s’oublie pas un nom ! Bon Dieu, faites un effort pour vous souvenir… Votre nom ! Votre nom ? Durand ? Martin ? Boileau ?… Ce sont des noms, vous comprenez ? Moi, par exemple, je m’appelle Daniel, Daniel Mermet.
Cet éclat l’a épouvantée. Elle a perdu la confiance qu’elle me témoignait ; pourtant, elle n’a pas pleuré. Elle a seulement baissé la tête comme si elle avait honte.
Ça m’a anéanti.
— Pardonnez-moi… Je suis navré de vous voir ainsi à cause de moi…
Je lui caressais les cheveux… J’ai senti la bosse de sa tempe sous mes doigts. La blessée a eu un sursaut causé par la souffrance.
— Ça vous fait mal ?
— Oui…
J’ai examiné la bosse. Elle était laide, violacée, avec un petit trou noirâtre à son sommet. C’était par ce minuscule orifice que sa mémoire avait fichu le camp…
— J’y pense, vous devez avoir des papiers… On ne se promène pas à l’étranger sans pièces d’identité…
Ses vêtements étaient là, pêle-mêle sur l’escabeau. Je les ai palpés. Ils ne contenaient rien d’autre qu’un mouchoir marqué d’un « M ».
— Votre prénom doit commencer par M… Ne serait-ce pas Marie ?
Elle a répété.
— Marie… Marie…
Ça n’était pas ça. Je l’ai compris à la façon dont elle prononçait le nom. Il ne lui était pas familier…
— Attendez, on va essayer autre chose… Prenez votre temps… Mariette ?
— Non…
— Fermez les yeux… Voilà… Je vais vous appeler par différents prénoms commençant par M. Peut-être aurez-vous une sensation de déjà connu. N’est-ce pas, Marcelle ?