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L’original calmait mon trouble. L’éclat de l’œil existait bien dans la prunelle de Marianne mais il ne me produisait pas la même impression. Il était au contraire rassurant et je ne me lassais pas de son tendre rayonnement.

— Je t’aime, Marianne…

Elle rougissait un peu. J’embrassais les cheveux fous de ses tempes en pétrissant sa taille parfaite qui vibrait sous ma main.

Tout en elle me ravissait  : son excitation, aux corridas, lorsque son visage s’empourprait et que sa bouche s’ouvrait sur des cris d’enthousiasme… Ses rêveries interminables, à mes côtés, tandis que je peignais… Elle se lovait dans le sable et le prenait à poignée. Elle le regardait couler de ses doigts serrés, en un mince filet d’or que le vent du large dispersait par saccades, comme une fumée.

Parfois, elle se mettait debout d’un bond et venait inspecter ma toile. Elle aimait ma peinture et la commentait avec une rare intelligence. Elle sentait ces formes étirées, ces couleurs puissantes. Elle percevait la poésie de mes sujets… Quel merveilleux public  ! Un après-midi, tout de suite après la sieste, je peignais sur la plage, tourné vers la mer dans laquelle grouillait une foule miteuse. Marianne venait de prendre un bain et se faisait dorer sur une immense serviette-éponge à rayures multicolores. Il y avait un peu de brise et l’eau sentait très fort le sel marin. La voix cassée du père Patricio m’a hélé.

— Señor francés  ! Señor francés  !

Il n’avait jamais pu se mettre mon nom dans la tête. Je me suis retourné. J’ai vu qu’il brandissait un petit carré de papier blanc depuis l’étroite terrasse de la Casa  !

— Correo  !

J’ai posé ma palette. Une vilaine angoisse me serrait la gorge. Marianne somnolait, superbe, dans le soleil aveuglant qui faisait miroiter les paillettes de quartz et les débris de coquillages…

— Courrier  !

Je ne recevais pratiquement pas de lettres. Ce devait être au sujet de Marianne… Je me suis dirigé vers la Casa Patricio d’une démarche accablée. Je pressentais une menace, une atteinte à mon bonheur.

Le Vieux me regardait. Il avait depuis quelque temps un mauvais sourire lorsqu’il me parlait. Il comprenait mal le comportement de ce barbouilleur qui devenait amoureux perdu des femmes qu’il écrasait.

— Correo  !

— Gracias.

J’ai eu un soupir soulagé. La lettre venait de Paris. Je reconnaissais même l’enveloppe qui appartenait à ma Galerie. Je l’ai éventrée d’un coup d’ongle.

J’ai lu. Mon premier mouvement, en prenant connaissance du contenu, a été de joie, car Brutin, le directeur de la galerie Saint-Philippe, m’annonçait que ma peinture avait été remarquée par un mécène américain et qu’une grande exposition de mes œuvres aurait lieu deux mois plus tard à Philadelphie. C’était presque la gloire  ! En tout cas, cela représentait un sérieux pas vers la fortune. Brutin me demandait de rentrer d’urgence à Paris car je devais partir aux États-Unis où, disait-il, «  mon jeune âge et ma belle gueule représenteraient les meilleurs atouts publicitaires  »…

Je me suis tourné vers la plage. Marianne était debout devant ma toile. Elle la contemplait sans bouger, la tête légèrement inclinée sur le côté droit.

Du coup, mon allégresse s’en est allée. Qu’allait-il advenir d’elle  ? Nous allions être obligés de nous séparer. On ne fait pas franchir des frontières à quelqu’un qui n’a pas d’identité. J’ai brusquement compris que ce rêve dans lequel nous vivions n’était qu’un rêve et qu’il ne m’apportait qu’une félicité illusoire.

Cette situation ne pourrait s’éterniser. De toute façon, Marianne aurait besoin de devenir socialement quelqu’un.

Je me suis approché d’elle. Le sable brûlait mes pieds nus. Cette douleur n’était pas désagréable. Marianne regardait un insecte aux ailes bleutées qui venait de se coller sur ma toile. L’une de ses ailes s’était enlisée dans une touche de peinture fraîche et le pauvre diable remuait bêtement ses minuscules pattes en attendant du secours.

Alors Marianne l’a saisi délicatement entre le pouce et l’index. Elle a tiré un coup sec et l’aile arrachée est demeurée collée à la toile. Elle a ouvert la main et a examiné l’insecte mutilé. Il tournait en rond dans la paume de sa main, en traînant son autre aile comme un sabre.

Je me suis avancé, déconcerté par son intervention cruelle.

— Pourquoi as-tu fait ça, Marianne  ?

Elle a sursauté, car elle ne m’avait pas entendu venir. Un bref instant j’ai vu briller dans ses yeux le fameux éclat qui me gênait sur le tableau. Puis sa figure s’est épurée.

— Mais, Daniel, il souillait ton paysage…

Je n’ai rien dit. Je tenais ma lettre à bout de bras.

— C’est… à mon sujet  ? a-t-elle demandé.

— Non. On veut m’envoyer aux États-Unis pour faire une exposition de mes œuvres…

— Et tu ne veux pas  ?

— Je voudrais, si… Mais avec toi…

Elle n’a pas compris. Elle a eu un sursaut joyeux et s’est jetée contre ma poitrine.

— Tu vas m’emmener  ?

J’ai baissé la tête.

— Non  ?

L’anxiété brisait sa voix.

— Pour aller aux États-Unis, Marianne, il faut des papiers…

— Ah oui, bien sûr…

Elle s’est écartée. Son beau visage avait repris l’air triste qui me poignait parfois.

— Je comprends, a-t-elle balbutié.

Elle est retournée s’allonger sur la serviette. Elle se tenait à plat ventre, la figure posée sur le sable.

— Je comprends, a-t-elle encore répété. Mais c’était maintenant à elle-même qu’elle disait cela.

Je me suis laissé tomber près d’elle.

— Eh bien, je vais la retrouver, ton identité, puisqu’on est obligés d’en arriver là  !

Elle n’a pas bronché.

— Tu m’entends, Marianne  ? Je vais agir maintenant… J’arriverai à savoir ton nom…

— Tu ferais ça, Daniel  !

— Je vais le faire. Et vite, car cela urge…

J’ai plié mes affaires.

— Attends-moi là, je serai de retour pour le dîner…

— Où vas-tu  ?

— À Barcelone  !

— Je t’accompagne  ?

— Non, je préfère être seul, j’ai besoin de réfléchir… Avec toi, je ne pense plus à rien…

Elle m’a embrassé. Son baiser avait un goût de fruit, un goût de femme. J’ai compris que je ne pourrais jamais plus me passer d’elle. Si je n’arrivais pas à percer le mystère entourant sa personne, eh bien  ! je renoncerais aux États-Unis… S’il était impossible de lui faire quitter l’Espagne, je m’installerais en Espagne  ! J’étais prêt à tous les sacrifices pour la garder  !

— Très bien, Daniel… Je vais t’attendre.

Elle s’est recouchée dans le sable embrasé. Et elle a pris une pose commode, comme pour attendre longtemps  !

8

J’ai beaucoup réfléchi en franchissant les quelques kilomètres séparant Castelldefels de Barcelone. La première chose à faire était de revoir le consul pour lui demander s’il existait un moyen de faire rentrer Marianne en France. Une fois là-bas, il serait plus aisé de retrouver son identité. D’abord parce qu’elle était française, ensuite parce que les moyens mis à notre disposition seraient plus efficaces que ceux employés par les autorités espagnoles.