— Vraiment ? Je m’interroge. Si vous préférez vous noyer dans le vin, vous n’avez qu’un mot à dire et ce sera accompli, et prestement. Se noyer dans une coupe à la fois représente une perte de temps autant que de vin.
— Vous vous méprenez sur mon compte », répéta Tyrion, plus fort. Noirs et tentants, les champignons au beurre luisaient à la clarté des lampes. « Je n’ai aucun désir de mourir, je vous le garantis. J’ai… » Sa voix s’éteignit, indécise. Mais qu’ai-je donc ? Une existence à mener ? Une tâche à accomplir ? Des enfants à élever, des terres à gouverner, une femme à aimer ?
« Vous n’avez rien, acheva maître Illyrio, mais nous pouvons changer cela. » Il cueillit un champignon dans le beurre et le mâcha avec appétit. « Délicieux.
— Les champignons ne sont pas empoisonnés. » Tyrion était ulcéré.
« Non. Pourquoi vous voudrais-je du mal ? » Maître Illyrio en dégusta un autre. « Nous devons user un peu de confiance, vous et moi. Allons, mangez. » Il claqua de nouveau des mains. « Nous avons du travail. Mon petit ami doit prendre des forces. »
Les serviteurs apportèrent un héron farci de figues, des escalopes de veau pochées au lait d’amande, des harengs à la crème, des oignons confits, des fromages au fumet infâme et un cygne noir dans tout son plumage. Tyrion refusa le cygne, qui lui rappelait un souper en compagnie de sa sœur. Il se servit du héron et des harengs, par contre, et de quelques oignons doux. Et les serviteurs remplissaient sa coupe à chaque fois qu’il la vidait.
« Vous buvez beaucoup de vin pour un si petit homme.
— C’est une rude tâche que de tuer les siens. Elle donne soif. »
Les yeux du gros homme scintillèrent comme les gemmes à ses doigts. « Il est des gens en Westeros qui diraient que tuer lord Lannister n’était qu’un bon début.
— Mieux vaudrait pour eux ne point le dire à portée d’ouïe de ma sœur, ou ils se trouveraient privés de langue. » Le nain déchira une miche de pain en deux. « Et mieux vaudrait pour vous prendre garde à ce que vous dites de ma famille, maître. Tueur des miens ou pas, je demeure un lion. »
La déclaration parut amuser infiniment le seigneur des fromages. Il se claqua une cuisse charnue et lança : « Ah, les Ouestriens ! Vous êtes tous les mêmes. Vous cousez un animal sur un bout de soie, et vous voilà soudain des lions, des dragons ou des aigles. Je peux vous mener devant un vrai lion, mon petit ami. Le prince en garde une troupe dans sa ménagerie. Aimeriez-vous partager leur cage ? »
Les seigneurs des Sept Couronnes faisaient bien grand cas de leurs blasons, Tyrion se devait de le reconnaître. « Fort bien, concéda-t-il. Un Lannister n’est point un lion. Je reste néanmoins le fils de mon père, et c’est à moi de tuer Jaime et Cersei.
— Curieux que vous évoquiez votre gente sœur, repartit Illyrio entre deux escargots. La reine a offert une seigneurie à l’homme qui lui rapportera votre chef, quelle que soit la modestie de sa naissance. »
C’était ce à quoi Tyrion s’attendait. « Si vous souhaitez profiter de l’offre, priez-la d’écarter les cuisses pour vous, par la même occasion. La meilleure partie de moi contre la meilleure d’elle, voilà un marché équitable.
— Je préférerais recevoir mon propre poids en or. » Le marchand de fromages rit si fort que Tyrion craignit qu’il n’éclate. « Tout l’or de Castral Roc, pourquoi pas ?
— L’or, je vous l’accorde », répondit le nain, rassuré de ne plus risquer la noyade dans un déferlement d’anguilles et de friandises à demi digérées. « Mais le Roc m’échoit.
— Assurément. » Le maître se couvrit la bouche et émit un rot puissant. « Croyez-vous que le roi Stannis vous le donnera ? On le dit fort pointilleux en matière de loi. Votre frère a revêtu le manteau blanc, vous êtes donc l’héritier selon toutes les lois de Westeros.
— Stannis pourrait certes m’accorder Castral Roc, sans le léger problème du régicide et du parricide. Pour cela, il me raccourcirait d’une tête, et je ne suis point si grand tel que je suis. Mais qu’est-ce qui vous fait croire que j’ai l’intention de rejoindre lord Stannis ?
— Pour quelle autre raison iriez-vous au Mur ?
— Stannis est au Mur ? » Tyrion frotta son moignon de nez. « Mais que fout Stannis au Mur, au nom des sept enfers ?
— Il grelotte, je pense. Il fait plus chaud à Dorne. Peut-être aurait-il dû faire voile dans cette direction. »
Tyrion commençait à soupçonner qu’une certaine lavandière tachée de son connaissait mieux la Langue Commune qu’elle ne le laissait paraître. « Il se trouve que ma nièce Myrcella vit à Dorne. Et j’ai à moitié envie de la faire reine. »
Illyrio sourit tandis que ses serviteurs remplissaient à la cuillère des bols de cerises noires dans de la crème sucrée pour eux deux. « Qu’a donc commis la pauvre enfant pour que vous souhaitiez sa mort ?
— Même un tueur des siens n’est pas tenu de massacrer tous les siens, répliqua Tyrion, vexé. La faire reine, ai-je dit. Non la tuer. »
Le marchand de fromages piocha une cuillerée de cerises. « À Volantis, on use d’une monnaie qui porte une couronne sur une face et une tête de mort sur l’autre. Pourtant, c’est la même pièce. La faire reine, c’est la tuer. Dorne pourrait se soulever pour Myrcella, mais Dorne seule ne suffit pas. Notre ami soutient que vous êtes fort habile. Si tel est le cas, vous le comprenez vous-même. »
Tyrion considéra le pansu avec un nouvel intérêt. Il a raison sur les deux chapitres. La faire reine serait la tuer. Et je le savais. « Il ne me reste plus que des gestes futiles. Au moins celui-ci ferait-il couler d’amères larmes à ma sœur. »
Du revers de sa grosse main, maître Illyrio essuya la crème sucrée sur sa bouche. « La route de Castral Roc ne passe pas par Dorne, mon petit ami. Et pas non plus sous le Mur. Pourtant, cette route existe, je vous le dis.
— Je suis un traître frappé de mort civile, régicide et parricide. » Ces histoires de route l’agaçaient. Est-ce qu’il prend cela pour un jeu ?
« Ce qu’un roi a fait, un autre le peut défaire. À Pentos, nous avons un prince, mon ami. Il préside aux bals et aux banquets, et parade dans la cité dans un palanquin d’ivoire et d’or. Trois hérauts le précèdent avec la balance d’or du commerce, l’épée de fer de la guerre, et le fléau d’argent de la justice. Le premier jour de chaque année nouvelle, il doit déflorer la vierge des champs et la vierge des mers. » Illyrio se pencha en avant, coudes sur la table. « Et pourtant, il suffit que périclite une récolte ou que soit perdue une guerre pour que nous lui tranchions la gorge dans l’espoir d’apaiser les dieux. Alors nous choisissons un nouveau prince au sein des quarante familles.
— Rappelez-moi de ne jamais devenir prince de Pentos.
— Vos Sept Couronnes sont-elles tellement différentes ? Il n’y a pas de paix, à Westeros, pas de justice, pas de foi… Et bientôt, plus de nourriture. Quand les hommes crèvent de faim et de peur, ils se cherchent un sauveur.
— Qu’ils cherchent, mais s’ils ne trouvent que Stannis…
— Pas Stannis. Ni Myrcella. » Le sourire jauni s’élargit. « Un autre sauveur. Plus robuste que Tommen, plus doux que Stannis, avec des droits plus directs que votre Myrcella. Un sauveur venu d’au-delà de la mer, panser les blessures de Westeros ensanglantée.
— Belles paroles. » Elles n’impressionnaient pas Tyrion. « Les mots sont du vent. Qui est votre foutu sauveur ?
— Un dragon. » Le marchand de fromages vit l’expression de son visage à ces mots, et il rit. « Un dragon à trois têtes. »