Elle n’avait pas oublié les enfants esclaves que les Grands Maîtres avaient cloués le long de la route de Yunkaï. Il y en avait eu cent soixante-trois, un enfant tous les milles, cloués aux poteaux milliaires, un bras tendu pour lui indiquer le chemin. Après la chute de Meereen, Daenerys avait fait clouer un nombre identique de Grands Maîtres. Des nuées de mouches avaient présidé à leur lente agonie, et la puanteur avait longtemps subsisté sur la plaza. Pourtant, certains jours, elle craignait de n’être point allée assez loin. Sournois, entêtés, ces Meereeniens lui résistaient à chaque pas. Oh, certes, ils avaient affranchi leurs esclaves… Mais pour aussitôt les engager de nouveau comme serviteurs, pour de si piètres salaires que la plupart avaient à peine les moyens de manger. Ceux qui étaient trop vieux ou trop jeunes pour avoir une utilité avaient été jetés à la rue, en même temps que les infirmes et les estropiés. Et les Grands Maîtres continuaient de se réunir au sommet de leurs pyramides altières pour se lamenter sur la reine dragon qui avait empli leur noble cité de hordes de mendiants crasseux, de voleurs et de traînées.
Pour régner sur Meereen, je dois gagner à moi les Meereeniens, malgré tout le mépris qu’ils m’inspirent. « Je suis prête », annonça-t-elle à Irri.
Reznak et Skahaz attendaient au sommet de l’escalier de marbre. « Grande reine, déclara Reznak mo Reznak, vous êtes si radieuse en ce jour que j’appréhende de poser les yeux sur vous. » Le sénéchal arborait un tokar de soie bordeaux avec une frange dorée. Petit homme moite, il embaumait comme au sortir d’un bain de parfums et parlait une forme abâtardie de haut valyrien, très corrompue et assaisonnée d’un lourd grommellement ghiscari.
« Vous êtes aimable de le dire, répondit Daenerys dans la même langue.
— Ma reine », gronda Skahaz mo Kandaq, à la tête rasée. Les Ghiscaris avaient des chevelures denses et crépues ; longtemps la mode avait voulu que les hommes des Cités de l’esclavage les arrangent en cornes, en pointes et en ailes. En se rasant, Skahaz avait tourné le dos à la vieille Meereen pour accepter la nouvelle, et ses pareils avaient agi de même, en suivant son exemple. D’autres avaient emboîté le pas, mais étaient-ils inspirés par la crainte, la mode ou l’ambition ? Daenerys n’aurait su le dire. Des crânes-ras, on les nommait. Skahaz était le Crâne-ras… et le plus ignoble des traîtres, aux yeux des Fils de la Harpie et de leur engeance. « On nous a appris, pour l’eunuque.
— Il s’appelait Bouclier Loyal.
— D’autres périront, à moins que les assassins ne soient punis. » Même avec sa tête lisse, Skahaz avait un visage odieux – une arcade sourcilière proéminente, de petits yeux avec de lourdes poches au-dessous, un gros nez assombri de points noirs, une peau grasse qui paraissait plus jaune que l’ambre habituel des Ghiscaris. C’était un visage grossier, brutal et furieux. Elle formait des vœux pour qu’il soit également honnête.
« Comment pourrais-je les punir alors que j’ignore leur identité ? lui demanda Daenerys. Dites-le-moi, hardi Skahaz.
— Vous ne manquez point d’ennemis, Votre Grâce. Vous pouvez contempler leurs pyramides depuis votre terrasse. Les Zhak, les Hazkar, les Ghazîn, les Merreq, les Loraq, toutes les vieilles familles esclavagistes. Les Pahl. Les Pahl, tout particulièrement. Une maison de femmes, désormais. Vieilles, aigries, sanguinaires. Les femmes n’oublient pas. Elles ne pardonnent pas. »
Non, songea Daenerys, et les chiens de l’Usurpateur l’apprendront, quand je reviendrai à Westeros. Il était vrai qu’il y avait du sang entre elle et la maison de Pahl. Oznak zo Pahl avait été tué par Belwas le Fort en combat singulier. Son père, commandant de la garde de Meereen, avait péri en défendant les portes quand la Bite à Joso les avait pulvérisées. Trois oncles figuraient parmi les cent soixante-trois de la place. « Combien d’or avons-nous offert pour toute information sur les Fils de la Harpie ? demanda Daenerys.
— Cent honneurs, s’il plaît à Votre Radieuse Majesté.
— Mille nous plairaient davantage. Faites-le.
— Votre Grâce ne m’a pas demandé conseil, intervint Skahaz Crâne-ras, mais je dis que le sang doit payer le sang. Prenez un homme dans chacune des familles que j’ai nommées et tuez-le. La prochaine fois que l’un des vôtres sera abattu, prenez-en deux dans chaque grande maison, et tuez-les tous les deux. Il n’y aura pas de troisième meurtre. »
Reznak émit un couinement de détresse. « Noooon… Douce reine, tant de sauvagerie abattrait sur vous l’ire des dieux. Nous découvrirons les meurtriers, je vous le promets, et lorsque nous le ferons, ils se révéleront être de la racaille de vile extraction, vous verrez. »
Le sénéchal était aussi chauve que Skahaz, bien qu’en son cas, la responsabilité en incombât aux dieux. « Si un cheveu avait l’impertinence d’apparaître, mon barbier se tient prêt, rasoir en main », avait-il assuré à la reine quand elle l’avait élevé à sa station actuelle. Par moments, Daenerys se demandait s’il ne vaudrait pas mieux réserver ce rasoir à la gorge de Reznak. L’homme était utile, mais elle l’aimait peu et se fiait à lui moins encore. Les Nonmourants de Qarth lui avaient prédit qu’on la trahirait trois fois. Mirri Maz Duur avait été la première, ser Jorah le second. Reznak serait-il le troisième ? Le Crâne-ras ? Daario ? Ou s’agira-t-il d’une personne que je n’aurais jamais soupçonnée, ser Barristan ou Ver Gris, ou Missandei ?
« Skahaz, dit-elle au Crâne-ras. Je te remercie de ton conseil. Reznak, vois ce que pourront accomplir mille honneurs. » Agrippant son tokar, Daenerys les dépassa pour descendre le large escalier de marbre. Elle avançait d’un pas à la fois, de crainte de se prendre les pieds dans la frange et de dégringoler, tête la première, au milieu de sa cour.
Missandei l’annonça. La petite scribe avait une voix douce et forte. « Que tous s’agenouillent devant Daenerys Typhon-Née, l’Imbrûlée, Reine de Meereen, Reine des Andals, des Rhoynars et des Premiers Hommes, Khaleesi de la Grande Mer d’Herbe, Briseuse des fers et Mère des Dragons. »
La salle s’était remplie. Des Immaculés se tenaient dos aux colonnes, boucliers et lances en main, les pointes de leurs casques dressées comme une rangée de poignards. Les Meereeniens s’étaient réunis sous les fenêtres à l’est. Ses affranchis maintenaient une distance nette avec leurs anciens maîtres. Tant qu’ils ne seront pas rassemblés, Meereen ne connaîtra pas la paix. « Levez-vous. » Daenerys prit place sur son banc. La salle se leva. Voilà au moins une chose qu’ils accomplissent ensemble.
Reznak mo Reznak avait une liste. La coutume exigeait que la reine commence par l’émissaire astapori, un ancien esclave du nom de lord Ghael, sans que personne sache de quoi il était seigneur.