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« Une miséricorde », prononça-t-il à voix haute. Il avait la gorge irritée, mais c’était bon d’entendre une voix humaine, fût-ce la sienne. L’atmosphère suintait le moisi et l’humide, le sol était dur et gelé, et son feu dégageait plus de fumée que de chaleur. Il s’approcha des flammes autant qu’il osa, toussant et grelottant tour à tour, son flanc l’élançant à l’endroit où sa blessure s’était rouverte. Le sang avait poissé ses chausses jusqu’au genou et séché en formant une croûte brune et rigide.

Cirse l’avait mis en garde : cela risquait d’arriver. « J’ai r’cousu de mon mieux, avait-elle dit, mais t’as besoin de te r’poser et d’ laisser guérir, ou la chair s’ déchirera d’ nouveau. »

Cirse avait été la dernière de ses compagnons, une piqueuse coriace comme une vieille racine, mouchetée de verrues, recuite par le vent et toute ridée. Les autres les avaient quittés en cours de route. Un par un, ils avaient dérivé en arrière-garde ou forcé la marche en tête, vers leurs anciens villages, la Laiteuse, Durlieu ou une mort solitaire dans la forêt – Varamyr n’en savait rien, et n’en avait cure. J’aurais dû m’emparer de l’un d’eux quand j’en avais la possibilité. Un des jumeaux, le gaillard défiguré ou le jeune rousseau. Mais il avait eu peur. L’un des autres aurait pu comprendre ce qui se produisait. Là, ils se seraient retournés contre lui, pour le tuer. Les paroles d’Haggon le hantaient. Et l’occasion était passée.

Après la bataille, ils avaient été des milliers à s’égailler dans la forêt, affamés, terrifiés, pour fuir le carnage qui s’était abattu sur eux, au Mur. Certains parlaient de regagner les foyers qu’ils avaient abandonnés, d’autres de lancer un deuxième assaut contre la porte ; la plupart, désemparés, ne savaient où aller ni que faire. Ils avaient échappé aux corbacs tout de noir vêtus et aux chevaliers d’acier gris, mais désormais de plus impitoyables ennemis les traquaient. Chaque jour égrenait davantage de corps au long des pistes. Certains crevaient d’inanition, d’autres de froid, d’autres encore de maladie. D’aucuns étaient tués par leurs anciens compagnons d’armes, du temps où ils marchaient vers le sud avec Mance Rayder, le Roi-d’au-delà-du-Mur.

Mance est tombé, se répétaient les rescapés avec des accents désespérés, Mance est pris, Mance est mort. « Harma est occise et Mance captif, l’ reste a déguerpi en nous laissant », avait affirmé Cirse, tout en recousant sa plaie. « Tormund, l’ Chassieux, Sixpeaux, tous de hardis pillards. Où y sont, à présent ? »

Elle ne me reconnaît pas, comprit alors Varamyr, et comment le pourrait-elle ? Sans ses bêtes, il n’avait rien d’un grand homme. J’étais Varamyr Sixpeaux, qui a rompu le pain avec Mance Rayder. Il s’était octroyé ce nom de Varamyr à l’âge de dix ans. Un nom digne d’un lord, un nom fait pour les chansons, un nom puissant, et terrible. Et pourtant, face aux corbacs, il avait détalé comme un lièvre affolé. Le terrible seigneur Varamyr avait tourné pleutre, mais il n’aurait pas supporté qu’elle le sache, aussi avait-il conté à la piqueuse qu’il s’appelait Haggon. Par la suite, il se demanda pourquoi ce nom, ce nom-là, lui était venu aux lèvres, entre tous ceux qu’il aurait pu choisir. J’ai dévoré son cœur et bu son sang, et toujours il me hante.

Un jour, durant leur fuite, un cavalier arriva au galop à travers bois sur un cheval blanc étique, criant à tous de se diriger vers la Laiteuse, car le Chassieux assemblait des guerriers pour franchir le pont des Crânes et s’emparer de Tour Ombreuse. Beaucoup le suivirent ; plus encore n’en firent rien. Plus tard, un guerrier sombre, de fourrure et d’ambre, passa de feu de camp en feu de camp, pour presser tous les survivants de prendre la route du nord afin de se réfugier dans la vallée des Thenns. Pourquoi pensait-il qu’ils seraient en sécurité là-bas alors que les Thenns eux-mêmes avaient fui les lieux ? Varamyr ne l’apprit jamais, mais des centaines s’en furent avec le guerrier. D’autres centaines partirent avec la sorcière des bois, qui avait eu la vision d’une flotte de navires venus transporter le peuple libre vers le sud. « Nous devons chercher la mer », cria la Mère Taupe, et ses fidèles obliquèrent vers l’est.

Varamyr aurait pu faire partie du nombre, si seulement il avait été plus fort. Mais la mer était grise, glacée et lointaine, et jamais il ne vivrait assez longtemps pour la voir, il le savait. Neuf fois il avait péri ; il agonisait, et son trépas marquerait sa fin véritable. Un manteau d’écureuil, se souvint-il, il m’a poignardé pour un manteau d’écureuil.

La propriétaire était morte, la nuque enfoncée et réduite en une bouillie rouge cloutée de petites éclisses d’os, mais son manteau paraissait chaud et épais. Il neigeait, Varamyr avait perdu ses propres affaires au Mur. Ses pelisses de nuit et ses dessous en laine, ses bottes en toison de mouton et ses gants doublés de fourrure, ses provisions d’hydromel et la nourriture qu’il avait mise de côté, les poignées de cheveux qu’il avait prises aux femmes avec lesquelles il couchait, et même les torques de bras en or que lui avait donnés Mance, tout cela était égaré, dispersé derrière lui. J’ai brûlé, je suis mort, et puis j’ai couru, à moitié fou de douleur et de terreur. Ce souvenir le mortifiait encore, mais il n’avait pas été le seul. D’autres aussi avaient fui, par cent, par mille. La bataille était perdue. Les chevaliers avaient surgi, invincibles sous leur acier, tuant tous ceux qui restaient combattre. Il fallait courir ou périr.

On ne distançait pas si aisément la mort, toutefois. Et ainsi, quand Varamyr tomba sur la dépouille dans les bois, il se mit à genoux pour la délester du manteau et n’aperçut pas le gamin jusqu’à ce que celui-ci bondisse de sa cachette pour planter dans son flanc le long couteau en os et arracher le manteau à ses doigts serrés. « Sa mère », lui expliqua Cirse par la suite, une fois le garçonnet enfui. « C’était l’ manteau de sa mère, et quand y t’a vu le voler…

— Elle était morte », protesta Varamyr, grimaçant tandis que l’aiguille d’os lui perçait la chair. « On lui avait défoncé le crâne. Sans doute un corbac.

— Un corbac, non. Des Pieds Cornés. J’ai tout vu. » Elle tira sur l’aiguille pour clore la plaie à son flanc. « Des sauvages, et y’ reste qui, maint’nant pour les mater ? » Personne. Si Mance est mort, le peuple libre est condamné. Les Thenns, les géants et les Pieds Cornés, les troglodytes avec leurs dents limées et les hommes de la côte occidentale avec leurs chariots en os… Tous perdus, eux aussi. Même les corbacs. Ils l’ignoraient peut-être encore, mais ces carognes en manteau noir allaient périr avec le reste. L’ennemi arrivait.

La voix rauque d’Haggon résonna sous son crâne. De mille morts tu mourras, petit, et à chacune tu souffriras… Mais quand viendra ta mort véritable, tu vivras de nouveau. La Seconde Vie est plus simple, plus douce, dit-on.

Varamyr Sixpeaux ne tarderait plus à juger de la vérité de cette affirmation. Il respirait sa mort véritable dans la fumée âcre en suspension dans les airs, la percevait sous ses doigts quand il glissait la main sous ses vêtements pour tâter sa blessure. Mais un frisson l’avait envahi, aussi, jusque dans sa moelle. Cette fois-ci, ce serait au tour du froid de le tuer.