Varys l’avait escorté au long des tunnels, mais ils n’avaient rien dit jusqu’au moment où ils avaient émergé près de la Néra, où Tyrion avait remporté une fameuse victoire et perdu un nez. Là, le nain s’était tourné vers l’eunuque pour annoncer : « J’ai tué mon père », sur le même ton qu’on emploierait à dire : « Je me suis cogné le pied. »
Le maître des chuchoteurs était vêtu en frère mendiant, dans une coule mitée de tissu brun dont le capuchon gardait dans l’ombre ses joues lisses et dodues et son crâne rond et chauve. « Vous n’auriez pas dû gravir cette échelle », lui reprocha-t-il.
« Là où vont les putes. » Tyrion avait averti son père de ne pas prononcer ce mot. Si je n’avais pas décoché le vireton, il aurait vu que mes menaces étaient vides. Il m’aurait arraché l’arbalète des mains, comme il m’a jadis arraché Tysha des bras. Il se levait lorsque je l’ai tué.
« J’ai également tué Shae, confessa-t-il à Varys.
— Vous saviez ce qu’elle était.
— Oui. Mais pas ce qu’il était, lui. »
Varys gloussa. « Et maintenant, vous savez. »
J’aurais également dû tuer l’eunuque. Un peu plus de sang sur les mains, quelle importance ? Il n’aurait su dire ce qui avait retenu son poignard. Pas la gratitude. Varys l’avait sauvé de l’épée du bourreau, mais uniquement sur l’ordre de Jaime. Jaime… Non, mieux vaut ne pas penser à Jaime.
Il se rabattit sur une nouvelle outre de vin qu’il biberonna comme un sein de femme. Le rouge aigre lui dégoulina sur le menton et détrempa sa tunique crasseuse, celle-là même qu’il portait dans sa cellule. Le pont tanguait sous ses pieds et, quand Tyrion chercha à se lever, le parquet s’exhaussa sur un côté et l’envoya durement valdinguer contre une cloison. Une tempête, comprit-il, sinon je suis plus soûl que je ne pensais. Il vomit le vin et y resta un moment vautré, à se demander si le navire allait sombrer. Est-ce là ta vengeance, Père ? Le Père d’En-Haut t’a-t-Il fait Sa Main ? « Voilà bien le salaire du tueur des siens », conclut-il tandis que la bourrasque mugissait au-dehors. Il ne semblait pas juste de noyer le garçon de cabine, le capitaine et tous les autres pour punir un de ses actes, mais depuis quand les dieux étaient-ils justes ? C’est à peu près à ce moment-là que les ténèbres l’engoulèrent.
Lorsqu’il recommença à bouger, sa tête lui parut près d’éclater et le navire décrivait des cercles vertigineux, bien que le capitaine insistât pour dire qu’ils étaient arrivés à bon port. Tyrion le pria de garder le silence et décocha de faibles coups de pied tandis qu’un énorme marin chauve l’emportait tout gigotant dans la cale où l’attendait un barricaut de vin, vide. C’était un petit fût, trapu et exigu, même pour un nain. Tyrion se pissa dessus au cours de la lutte – ce qui n’améliora nullement la situation. On l’enfonça tête la première dans le baril, les genoux remontés contre les oreilles. Le moignon de son nez le démangeait horriblement, mais ses bras étaient si étroitement coincés qu’il ne pouvait tendre la main pour le gratter. Un palanquin digne d’un homme de ma stature, songea-t-il pendant qu’on clouait le couvercle en place. Il entendit des clameurs tandis qu’on le hissait. Chaque cahot cognait son crâne contre le fond de la barrique. Le monde tourbillonna quand la futaille dévala une pente en roulant, puis elle s’arrêta avec un impact qui donna à Tyrion envie de hurler. Une autre barrique vint percuter la sienne, et il se mordit la langue.
Ce fut le plus long périple qu’il ait jamais effectué, même si sa durée n’avait pas dû dépasser la demi-heure. On le souleva et le déposa, le roula et l’empila, le bascula et le redressa pour le rouler à nouveau. À travers les douves de bois, il entendit crier des hommes et, une fois, hennir un cheval à proximité. Des crampes se mirent à saisir ses jambes torses, et ne tardèrent pas à le faire tant souffrir qu’il en oublia les coups de tambour sous son crâne.
Cela s’acheva comme cela avait commencé, avec un nouveau roulage qui lui donna le tournis, et d’autres cahots. Au-dehors, des voix inconnues parlaient une langue qu’il ne connaissait pas. Quelqu’un entreprit de marteler le sommet de la futaille et le couvercle céda soudain dans un craquement. La lumière déferla, ainsi que l’air frais. Tyrion avala avec avidité et essaya de se redresser, mais ne réussit qu’à renverser la barrique sur le flanc et à s’étaler sur un sol dur en terre battue.
Au-dessus de lui se tenait un homme grotesque d’embonpoint avec une barbe jaune en fourche, armé d’un maillet de bois et d’un ciseau de fer. Sa robe de chambre était assez immense pour servir de pavillon de tournoi, mais sa ceinture vaguement nouée s’était défaite, exposant une énorme panse blanche et une paire de pesants tétins qui ballaient comme des sacs de lard couverts de crin jaune. Il rappela à Tyrion une vache de mer crevée qui s’était un jour échouée dans les grottes au-dessous de Castral Roc.
Le gros homme baissa les yeux et sourit. « Un nain soûl, dit-il dans la Langue Commune de Westeros.
— Une vache de mer en décomposition. » Tyrion avait du sang plein la bouche. Il le cracha aux pieds du pansu. Ils se trouvaient dans une longue cave obscure aux plafonds voûtés, aux murs de pierre plaqués de salpêtre. Des muids de vin et de bière les entouraient, plus de boisson qu’il n’en fallait pour assurer à un nain assoiffé de tenir la nuit. Ou toute une vie.
« Vous êtes impertinent. Ça me plaît, chez un nain. » Lorsque le pansu s’esclaffa, ses chairs ballottèrent avec tant de vigueur que Tyrion craignit de le voir tomber et l’écraser. « Vous avez faim, mon petit ami ? Vous êtes fatigué ?
— Assoiffé. » Tyrion se mit à genoux tant bien que mal. « Et crasseux. »
Le pansu renifla. « En premier lieu un bain, tout à fait. Ensuite, à manger, et un lit moelleux, non ? Mes serviteurs vont y veiller. » Son hôte rangea son maillet et son burin. « Ma maison est la vôtre. Tout ami de mon ami au-delà de la mer est un ami d’Illyrio Mopatis, oui. »
Et tout ami de Varys l’Araignée est un personnage auquel je me fierai aussi peu qu’il me sera possible.
Mais le pansu tint parole quant au bain promis. À peine Tyrion entra-t-il dans l’eau chaude et ferma-t-il les yeux qu’il s’endormit profondément. Il s’éveilla nu dans un lit en plume d’oie si douillet qu’il crut avoir été gobé par un nuage. Sa langue paraissait tapissée de poils et sa gorge était irritée, mais il avait la queue aussi dure qu’une barre de fer. Il roula hors du lit, trouva un bourdalou qu’il se mit en devoir de remplir, avec un grognement de plaisir.
La pénombre régnait dans la chambre, mais des barres de lumière jaune passaient entre les lattes des volets. Tyrion secoua pour faire choir les dernières gouttes et traversa en se dandinant les tapis myriens ornementés, veloutés comme l’herbe nouvelle au printemps. Gauchement, il escalada la banquette sous la fenêtre et repoussa avec énergie les volets afin de les ouvrir et de voir où Varys et les dieux l’avaient expédié.
Sous sa fenêtre, six cerisiers se tenaient en sentinelle autour d’un bassin en marbre, leurs branches fines dénudées et brunes. Un garçon nu s’élançait sur l’eau, paré à livrer un duel, une lame de spadassin à la main. Il était souple et beau, seize ans, pas plus, avec de longs cheveux blonds qui frôlaient ses épaules. Il manifestait tant de vie qu’il fallut au nain un long moment avant de comprendre qu’il était en marbre peint, malgré son épée qui luisait comme de l’acier véritable.