À ce qu’il se révéla, le nain emprunta la mauvaise porte et ne retrouva jamais le bassin qu’il avait aperçu de sa fenêtre, mais cela n’eut aucune importance. Les jardins à l’arrière de la demeure avaient tout autant de charme et bien plus d’étendue. Il y vagabonda un moment, tout en buvant. Les murs auraient fait honte à ceux d’un véritable château et les piques de fer ornementales à leur sommet paraissaient étrangement nues, sans têtes pour les décorer. Tyrion se représenta l’effet que produirait là-haut le chef de sa sœur, avec du goudron dans ses cheveux d’or et un essaim de mouches qui entraient et sortaient de sa bouche. Oui, et Jaime se doit d’occuper la pique voisine, décida-t-il. Que nul jamais ne s’interpose entre mon frère et ma sœur.
Avec une corde et un grappin, il devrait pouvoir franchir ce mur. Il avait des bras robustes et ne pesait guère. Il l’escaladerait, s’il ne s’empalait pas sur une pique. Je chercherai une corde demain, se promit-il.
Il nota trois grandes portes au cours de sa promenade – l’entrée principale avec sa guérite ; une poterne près des chenils ; et une porte de jardin dissimulée derrière un embarras de lierre pâle. Cette dernière était verrouillée d’une chaîne, les autres gardées. Les gardes étaient replets, le visage aussi lisse qu’un cul de bébé, et chacun portait un casque de bronze avec une pointe. Tyrion savait reconnaître des eunuques quand il en voyait. Il connaissait leur race, de réputation. Intrépides et insensibles à la douleur, à ce qu’on racontait, ils étaient loyaux à leur maître jusqu’à la mort. J’aurais bon usage de quelques centaines d’entre eux qui m’appartiendraient, songea-t-il. Dommage que je n’y aie point songé avant de devenir mendiant.
Il suivit une galerie bordée d’une colonnade et franchit une arche en ogive pour se retrouver dans une cour dallée où une femme lavait des vêtements à un puits. Elle paraissait avoir son âge, avec des cheveux d’un roux terne et un large visage piqué de taches de son. « Veux-tu du vin ? » lui proposa-t-il. Elle le regarda d’un air indécis. « Je n’ai pas de coupe pour toi, nous allons devoir partager. » La lavandière se remit à essorer des tuniques pour les accrocher à sécher. Tyrion s’installa sur un banc de pierre avec sa carafe. « Dis-moi, dans quelles limites devrais-je me fier à maître Illyrio ? » Le nom fit lever la tête à la femme. « À ce point-là ? » En gloussant, il croisa ses jambes torses, et but. « Je répugne à tenir le rôle que le marchand de fromages a prévu pour moi, et pourtant, comment pourrais-je refuser ? Les portes sont gardées. Peut-être pourrais-tu me passer en contrebande sous tes jupes ? Je t’en saurais fort gré ; parbleu, j’irais même jusqu’à t’épouser. J’ai déjà deux femmes, pourquoi pas trois ? Ah, mais où irions-nous vivre ? » Il lui adressa le plus gracieux sourire possible à un homme avec une moitié de nez. « J’ai une nièce à Lancehélion, te l’ai-je dit ? Je serais capable de causer bien du tracas à Dorne, avec Myrcella. Je pourrais pousser mes nièce et neveu à la guerre, voilà qui serait cocasse, non ? » La lavandière fixa avec des épingles une des tuniques d’Illyrio, assez ample pour servir de voile à un bateau. « Je devrais avoir honte de telles idées, tu as parfaitement raison. Mieux vaudrait que j’opte pour le Mur. Tous les crimes sont effacés dès qu’on s’engage dans la Garde de Nuit, dit-on. Je crains toutefois qu’ils ne t’autorisent à rester, ma douceur. Pas de femmes dans la Garde, pas de tendres épouses tachées de son pour réchauffer le lit la nuit, rien que des vents froids, de la morue salée et de la petite bière. Crois-tu que je paraîtrais plus grand en noir, belle dame ? » Il remplit de nouveau sa coupe. « Qu’en dis-tu ? Le Nord ou le Sud ? Dois-je expier d’anciens péchés ou en commettre de nouveaux ? »
La lavandière lui lança un dernier coup d’œil, ramassa sa corbeille et s’en fut. Décidément, je n’arrive pas à retenir mes épouses très longtemps, constata Tyrion. Il ne savait comment, sa carafe s’était tarie. Peut-être devrais-je tituber jusqu’aux caves. Le brandevin lui avait tourné la tête, toutefois, et l’escalier de la cave était très raide. « Où s’en vont les putes ? » demanda-t-il à la lessive qui claquait sur son fil. Peut-être aurait-il dû poser la question à la lavandière. Loin de moi l’idée de sous-entendre que tu en es une, ma chère, mais se pourrait-il que tu saches où elles s’en vont ? Ou, mieux encore, il aurait dû interroger son père. « Là où s’en vont les putes », avait déclaré lord Tywin. Elle m’aimait. Elle était fille de vilain, elle m’aimait et m’a épousé, elle a placé sa confiance en moi.
La carafe vide glissa de sa main et roula à travers la cour. Tyrion se souleva du banc et alla la ramasser. Ce faisant, il vit des champignons qui poussaient au travers d’une dalle cassée du sol. Ils présentaient un blanc livide, avec des taches et des lamelles rouges, aussi sombres que le sang. Le nain en cassa un pour le humer. Délicieux, jugea-t-il, et mortel.
Il y avait sept champignons. Peut-être les Sept tentaient-ils de lui dire quelque chose. Il les cueillit tous, attrapa un gant sur la ligne, les enveloppa avec soin et les plongea au fond de sa poche. L’effort lui donna le tournis, aussi regagna-t-il ensuite son banc, sur lequel il se roula en boule, et il ferma les yeux.
Lorsqu’il se réveilla, il était revenu dans sa chambre, à se noyer de nouveau dans son lit de plume d’oie tandis qu’une jeune blonde lui secouait l’épaule. « Messire, dit-elle, votre bain est prêt. Maître Illyrio vous attend à table dans l’heure. »
Tyrion se redressa contre les oreillers, la tête entre les mains. « Je rêve ou tu parles la Langue Commune ?
— Oui, messire. On m’a élevée pour plaire au roi. » Elle avait des yeux bleus et était belle, jeune et souple.
« Je veux bien le croire. J’ai besoin d’une coupe de vin. »
Elle lui en versa une. « Maître Illyrio a dit que je devais vous frotter le dos et réchauffer votre lit. Mon nom…
— … ne m’intéresse point. Sais-tu où vont les putes ? »
Elle rougit. « Les putains se vendent pour de l’argent.
— Ou des bijoux, des robes ou des châteaux. Mais où vont-elles ? »
La jeune femme ne parvenait pas à saisir la question. « Est-ce une devinette, messire ? Je n’excelle pas aux jeux d’énigmes. Voulez-vous m’en donner la réponse ? »
Non, se reprit-il. J’ai moi-même les devinettes en horreur. « Je ne te dirai rien. Accorde-moi la même faveur. » La seule part de toi qui m’intéresse est la fente entre tes jambes, faillit-il ajouter. Il avait les mots sur le bout de la langue, mais, sans qu’il sût pourquoi, ils ne passèrent pas ses lèvres. Ce n’est pas Shae, se reprocha le nain, rien qu’une petite idiote qui croit que je lui pose des devinettes. À parler franc, même son connil ne l’intéressait guère. Je dois être malade, ou mort. « Un bain, disais-tu ? Il ne faut pas faire attendre le grand marchand de fromages. »
Tandis qu’il trempait, la fille lui lava les pieds, lui frotta le dos et lui peigna les cheveux. Ensuite, elle frictionna ses mollets avec un onguent parfumé pour en soulager les douleurs, et le revêtit de nouveau d’une tenue de garçonnet, d’une paire de chausses bordeaux moisies et d’un pourpoint en velours bleu doublé de fil d’or. « Votre Seigneurie aura-t-elle besoin de moi après avoir dîné ? s’enquit-elle en lui laçant les bottes.