L’homme au manteau brun le fixait toujours ardemment.
— Voici trois fois, répétait-il encore, que cet inconnu se trouve sur ma route… trois fois qu’il me regarde comme quelqu’un qui vérifie un signalement, et je ne sais, moi, que son prénom à peine… Daniel, ai-je cru entendre dire qu’il se nommait. En vérité, c’est une imprudence que j’ai faite ; cet individu, j’aurai dû depuis longtemps m’en méfier !
L’homme au manteau brun, impassible toujours en apparence, continuait en réalité à dévisager l’inconnu qu’il croyait s’appeler Daniel.
— Un Français, remarquait-il. Sûrement, c’est un Français…
Et soudain, comme il se levait, ramassant sa monnaie, dissimulant la lettre qu’il venait d’écrire dans l’une des grandes poches de sa cape, l’homme au manteau brun ajoutait :
— Je ne sais qui est ce Daniel, mais si par malheur il s’agit d’un policier appelé par Juve ou Fandor pour me combattre, je montrerai à Juve et à Fandor qu’il n’est point homme qui vive qui puisse me faire peur, et que Fantômas, tout meurtri qu’il est en ce moment par ses tragiques aventures, est encore capable de vaincre, est encore capable de tuer…
L’homme au manteau brun, Fantômas peut-être, Fantômas assurément, jetait encore un dernier regard de haine à l’adresse du personnage qu’il disait s’appeler Daniel.
— Nous nous reverrons, murmurait-il tout bas… nous nous reverrons quand il me plaira, et je saurai si le hasard seul a voulu ces trois rencontres…
Il sortait du cabaret, il se perdait dans la nuit embrouillardée d’Amsterdam… l’homme au manteau brun ricanait, et répétait par moments :
— Nous allons voir si Juve et Fandor sont véritablement honnêtes, nous verrons si Juve et Fandor me répondront…
Et il agitait toujours, d’une main qui tremblait, la lettre qu’il avait écrite dans la tabagie hollandaise.
— C’est toi, Fandor ?
— C’est moi, Juve. Rien de nouveau ?
— Si, Fandor.
— Quoi ? mon Dieu…
— Elle est sauvée…
— Sauvée ?…
Et Fandor, qui rentrait dans la chambre d’hôtel où Juve et lui demeuraient toujours depuis les aventures qui avaient terminé les intrigues du palais royal et depuis la disparition d’Hélène, Fandor bondissait comme un fou au-devant de Juve, la figure illuminée d’une joie intense, d’une joie considérable.
— Sauvée… répétait-il. Hélène est sauvée… Ah ! Juve, soyez béni pour la nouvelle que vous me donnez. Je devenais fou, moi, voyez-vous. Mais parlez, bon Dieu… Où est-elle ?… Comment savez-vous qu’elle est sauvée ?… Parlez donc… parlez donc…
Fandor s’était précipité sur Juve, il avait pris le policier par le bras, il le secouait sans ménagements, l’ahurissant de demandes, et ne lui laissait pas le temps de répondre.
— Bon Dieu ! parlez donc, répétait-il… Vous voyez bien que vous me faites mourir…
Il y avait vingt-quatre heures qu’Hélène avait disparu, vingt-quatre heures tout juste s’étaient écoulées depuis l’instant tragique où Fandor, rentrant dans le salon orange du palais royal, avait dû constater le rapt de la jeune femme, sans pouvoir, hélas ! se douter que Fantômas et Hélène se trouvaient encore à quelques mètres de lui, cachés derrière la tenture, et courant le danger d’être immédiatement découverts.
Ces vingt-quatre heures, Juve et Fandor les avaient naturellement employées à parcourir Amsterdam, à enquêter, à perquisitionner, à rechercher Hélène.
Hélas ! ces recherches, jusqu’à cette heure étaient demeurées vaines ! Nul au palais royal n’avait pu les renseigner et la police elle-même, mobilisée par la reine Wilhemine, avait dû se déclarer impuissante à retrouver les traces de la femme de Fandor et de son sinistre ravisseur.
Les deux hommes s’étaient séparés pour éviter toute perte de temps. Toute la journée, Juve avait enquêté dans les bouges d’Amsterdam, cependant que Fandor perquisitionnait dans les cabarets interlopes des faubourgs et de la banlieue, s’informait des moindres indices aux docks d’embarquement du port, comme aux guichets des grandes gares. Et c’était précisément à l’instant où Fandor rentrait désespéré à l’hôtel que Juve lui criait d’une voix d’indicible bonheur :
— Elle est sauvée…
Fandor, à cette nouvelle, perdait la tête. Pendant quelques minutes, il était incapable de retrouver son sang-froid. Mais quand il parvenait enfin à se maîtriser, il écoutait Juve, haletant, croyant vivre un extraordinaire cauchemar aux péripéties fantastiques.
— Parlez, venait-il de dire, parlez donc… vous voyez bien, Juve, que vous me faites mourir ?…
Et Juve, le bon Juve, pouvait s’expliquer enfin. Le policier, d’ailleurs, ne pouvait fournir de bien nombreux détails à Fandor. Ce qu’il savait était en somme, peu de chose ; il le disait rapidement :
— Écoute, Fandor, commençait Juve. C’est une aventure extraordinaire. Figure-toi que je rentrais ici, n’ayant rien appris, n’ayant rien trouvé, ne pouvant même rien soupçonner, la mort dans l’âme enfin, et me demandant si Fantômas n’avait pas à jamais disparu, lorsque la patronne de l’hôtel me remettait au passage une lettre qui, à ce qu’elle me disait, venait de lui être apportée par un homme inconnu, vêtu d’un grand manteau brun.
Fandor, en entendant ces détails, sursautait :
— Un homme vêtu d’un grand manteau brun, faisait-il, mon Dieu ! qui était-ce donc ?
Juve n’hésita pas à lui dire :
— Fantômas…
Et comme Fandor sursautait, Juve affirmait nettement :
— Oui, Fandor, c’était Fantômas… Fantômas a eu l’audace d’apporter ici même, à notre hôtel, une lettre et cette lettre, la voici…
Juve parlait d’un ton calme, et Fandor, pour une fois, ne l’interrompait pas. La stupéfaction que le journaliste éprouvait en cet instant, en apprenant que Fantômas avait correspondu avec Juve, était telle qu’il était après tout logique que Fandor ne trouvât rien à dire.
— Cette lettre, la voici, répétait Juve. Écoute :
Et le policier avait sorti de sa poche une feuille de papier, il la brandissait, il en récitait le texte par cœur.
— Voici ce qu’a écrit Fantômas, déclarait-il. Voici ce qu’il a osé écrire :
Après un instant de silence, d’une voix grave qui soulignait les mots, Juve récita :
— Donnant !… donnant ! Juve, vous aurez confiance en ma parole, comme j’aurai confiance en la vôtre. Nous sommes ennemis, mais nous ne nous méprisons point. Je sais ce que vaut votre honneur de policier, vous savez ce que vaut mon honneur de bandit. Juve, vous vous affolez en ce moment, vous et Fandor, en vous demandant ce qu’est devenue Hélène. Soit, je n’aurais nulle pitié de votre inquiétude, car je vous hais l’un et l’autre, si je n’avais, moi aussi, une inquiétude pareille au cœur.
Juve, donnant, donnant… Je vous livre un secret, livrez-m’en un autre. Vous voulez savoir ce qu’est devenue Hélène. Apprenez donc qu’elle s’est enfuie de la prison que je lui avais réservée, et que, d’après les témoignages fortuits que j’ai pu recueillir, il résulte que ma fille, à l’instant même où elle allait couler, entraînée au large par le flot, a été heureusement sauvée par un voilier portant le nom d eLa Cordillère, voilier de commerce, se rendant au Chili, et devant arriver là-bas dans deux mois. Juve, donnant, donnant. Je vous dis où est Hélène : sur ce voilier où, bon gré, mal gré, elle est prisonnière pour deux mois.
Juve, à l’instant où j’enlevais Hélène, Vladimir disparaissait mystérieusement. Je ne puis savoir ce qu’il est devenu. Votre habileté échoue pour retrouver ma fille, ma puissance ne me permet pas de retrouver mon fils. Juve, vous avez immédiatement deviné que j’étais le ravisseur d’Hélène, et je viens de vous dire où elle se trouve. Juve, soyez honnête, dites-moi si c’est vous qui avez arrêté Vladimir, dites-moi si vous avez l’intention de le livrer ?
Juve, les renseignements que je vous donne sont sincères, j’aurai confiance en vous. Si comme je le crois, vous savez où est Vladimir, vous laisserez ce soir votre fenêtre ouverte, et j’irai librement me présenter devant vous pour apprendre vos intentions.