La jeune femme cependant, et tandis qu’elle travaillait avec énergie à ce simple et pourtant extraordinaire moyen d’évasion, n’était pas sans inquiétude.
Elle se demandait, en effet, si le panneau de bois qu’elle attaquait se trouvait en dessus ou en dessous de la ligne de flottaison. Dans le premier cas, son entreprise réussissait ; dans le second, tout au contraire, par la brèche ouverte, les eaux s’engouffreraient avec fracas, et Hélène aurait des chances de périr noyée avant qu’on ait pu seulement venir à son secours.
Longtemps, la courageuse femme de Fandor travailla de la sorte à son évasion…
Elle rencontrait dans son entreprise des difficultés quasi insurmontables ; les parois de la péniche étaient terriblement épaisses, d’une part, elles étaient humides, d’autre part, et le tisonnier, bien que rougi à blanc, ne brûlait chaque fois le sillon que sur l’épaisseur de quelques millimètres.
Dans ces conditions, que faire ?
Hélène n’hésitait nullement. Elle s’obstinait, elle persévérait.
— C’est une question de temps, pensait-elle, mais il faut que j’arrive à faire sauter le panneau de bois, et j’y arriverai…
L’énergie de la jeune femme devait être en effet récompensée. Il était près de trois heures du matin, et Hélène travaillait depuis cinq heures, lorsqu’elle parvenait à ses fins.
Le panneau de bois sautait sous la poussée de son épaule, l’eau n’entrait pas… Hélène avait réussi à percer les murs qui la retenaient prisonnière.
Allait-elle donc s’enfuir ?
La jeune femme, tout d’abord étourdie par la réussite de sa manœuvre dont elle avait désespéré quelque temps, demeurait immobile, haletante, à côté de la brèche qu’elle venait de se ménager.
Il faisait encore nuit noire… Le ciel était nuageux, aucune étoile, aucun rayon de lune ne permettait de percer l’obscurité.
Hélène, toutefois, respirait avec délices l’atmosphère pure et glaciale qui parvenait jusqu’à elle, par le panneau de bois arraché. Elle passa la tête dans l’ouverture, elle huma l’air, tendit le bras, ne rencontra que le vide.
— Ma bonne étoile est avec moi, se dit Hélène. Je n’ai pas de doute à avoir, j’ai sabordé la péniche du côté de la pleine mer, et non du côté de la berge, je n’ai plus, pour m’enfuir, qu’à me jeter à l’eau.
Hélène, par bonheur, avait gardé de son aventureuse enfance dans les plaines natales, le goût des sports dans lesquels elle excellait. C’était une nageuse intrépide, et pourtant elle frissonna en songeant qu’il importait de ne pas perdre une minute et qu’il lui fallait, sous peine d’imprudence suprême, se jeter immédiatement à l’eau.
Hélène, toutefois, n’hésitait pas. Elle avait un dernier regard pour le salon qui lui avait tenu lieu de prison, puis elle se rapprochait du sabord, elle s’apprêtait à se jeter à la mer…
Or, à l’instant même où Hélène allait faire le geste suprême, une flamme s’illuminait dans ses yeux.
Elle était bien femme, en vérité, pour songer à pareille chose, dans un pareil instant. Elle était bien femme, mais elle était encore plus amoureuse. C’était le cri de son amour, la protestation de son cœur, qu’elle songeait encore une fois à faire entendre à Fantômas !
Hélène revint vers la table qui occupait le centre de sa prison. Elle prit une feuille de papier et un crayon et, de sa grande écriture, nette et ferme, Hélène écrivit ce court billet :
Avant tout, et par-dessus tout, avant tous et malgré tous, j’aime Jérôme Fandor. Que ce soit la guerre entre vous et moi s’il vous plaît, Fantômas, mais sachez que je n’épouserai jamais un autre homme que Fandor, et que je me considère déjà et pour toujours comme sa femme.
Et Hélène signa : Hélène Fandor
Le billet laissé bien en évidence sur la table, Hélène, toutefois, décidait de ne point tarder davantage. Elle se rapprocha du sabord qu’elle avait pu ménager avec tant de peine. Elle se glissa par l’étroite ouverture, elle s’abandonna aux eaux froides qui clapotaient le long des flancs de la péniche.
Or, à cet instant, il semblait que la nature voulut aider la jeune femme par une complicité secrète.
Déjà noire, la nuit devenait plus noire encore… Hélène, nageant à grandes brasses, cessa vite d’apercevoir jusqu’à la silhouette du bâtiment lugubre qui avait été un instant pour elle la plus terrible des prisons. Elle cessa d’apercevoir la péniche et pour tout dire, ne vit plus rien… Elle nageait à l’aventure droit devant elle, espérant rencontrer une épave où s’accrocher, espérant aller vers la berge, espérant se sauver, et se disant dans le secret de son âme que si le sort devait lui être contraire elle aimait mieux s’engloutir à jamais dans les flots noirs du port qu’être restée la prisonnière de Fantômas.
Il y avait bien une bonne demi-heure qu’Hélène nageait ainsi à l’aventure, et déjà il apparaissait à la pauvre femme qu’elle était perdue, perdue sans espoir…
Le froid la gagnait d’abord, et paralysait ses mouvements… elle ne savait plus ensuite où elle était… il lui était impossible de s’orienter et de décider dans quel sens pouvait se trouver la berge. Enfin, et cela surtout était effroyable, Hélène avait le sentiment très net qu’en nageant à l’aventure, elle s’était engagée dans un courant rapide, un courant qui l’emportait malgré elle, qui la roulait dans ses flots, qui augmentait de minute en minute d’intensité, et qui, sans doute, l’entraînait vers la haute mer.
Merveilleuse de sang-froid, ne se faisant aucune illusion sur ce qui se produisait, Hélène devinait la très triste vérité.
— Mon Dieu, pensa-t-elle… Je suis prise par la marée… le flot baisse, je vais être entraînée hors du port, je me noierai infailliblement…
Elle voulut, pour se reposer, faire la planche quelques instants et s’abandonner au courant. Mais des crampes la terrassaient. Alors, elle décida de lutter. Lutte-t-on, hélas ! contre le flot ?
Hélène eut beau faire appel à toute son intrépidité et à toute son habileté de nageuse avertie, elle se rendit compte qu’il lui était impossible de remonter le courant, et que ses efforts n’auraient d’autre conclusion que de hâter sa perte en l’épuisant plus vite.
— Perdue, je suis perdue… se dit-elle.
Elle nagea encore quelques instants. Tout un monde de visions se déroulait dans son cerveau où la fièvre mettait une hantise. Elle se vit enfant, au Natal, nageant dans des torrents, dans des plaines désertes. Brusquement, elle imagina la scène tragique au cours de laquelle, incarnant encore le personnage de Teddy, elle avait fait la connaissance de Fandor, de celui qu’elle considérait comme son mari.
Puis Hélène se vit reine. La veille encore, elle ceignait le diadème. Le matin même, la reine de Hollande la remerciait de lui conserver son trône… Puis Fantômas, Démon du mal, survenait, et tout se brouillait… et tout s’anéantissait…
Fandor ne pouvait plus rien pour elle, et elle ne verrait plus jamais Fandor…
Hélène eut la sensation aiguë qu’elle n’était plus désormais qu’une pauvre chose, une épave vivante que la tempête entraînait, et qu’elle s’en allait vers le large, au gré des flots, dans la nuit noire…
La jeune femme alors ralentit ses brassées…
Le terrible drame dont elle était l’héroïne parvenait fatalement à sa sinistre conclusion. Dans la lutte téméraire qu’elle avait entreprise, elle était vaincue et Hélène, à l’instant même où elle allait mourir, ne pouvait s’empêcher de répéter, haletante :
— Fantômas est le Maître de tous… Fantômas est le Maître de tout…
La fièvre, à cet instant, lui donna le délire, elle songea encore :
— Quel beau linceul me fera la mer frangée d’écume !…
Puis, elle ne songea plus… l’évanouissement suprême mit fin à sa torture… elle cessa de nager… sa jolie tête chercha l’appui trompeur des flots moelleux… la mer s’ouvrit, la reçut en son sein, l’engloutit, se ferma sur elle, tranquille, calme, voilant le meurtre qu’elle venait d’accomplir sous les vaguelettes joueuses du courant.