À sept heures, Juve et Fandor ne pouvaient plus y tenir.
Ils s’interrogèrent du regard.
— Partons-nous ? dit Fandor qui dominait difficilement son impatience.
— Ma foi, déclara Juve, j’allais te le proposer. Aussi bien arriverons-nous peut-être à Domène, au moment où on nous y attend le moins et, peut-être, M me Rambert n’y sera-t-elle pas seule ?
Juve n’ajoutait aucune explication, mais, au regard que lui jetait Fandor, il se rendait compte que le journaliste avait deviné sa pensée.
Oui, Juve nourrissait le secret espoir de trouver Fantômas chez M me Rambert ; ah ! si cela était, le monstre passerait un mauvais quart d’heure, les deux hommes étaient décidés à tout faire pour s’emparer de lui.
Quelques instants après, ayant soigneusement refermé à clé la porte du cabinet de travail de Gauvin dans lequel ils venaient de passer la nuit, Juve et Fandor quittaient le domicile du notaire.
— Personne n’y viendra, faisait remarquer Juve, aujourd’hui, car nous sommes dimanche et les clercs sont libres pour toute la journée.
Le policier et le journaliste, désormais, suivaient la grande avenue bordée d’arbres, au bout de laquelle se trouvaient les faubourgs de Grenoble.
Ils avaient l’intention, aussitôt arrivés dans la ville, de prendre une voiture pour se rendre à Domène.
Mais à peine avaient-ils atteint les premières maisons des faubourgs, qu’ils s’étonnaient de l’animation étrange qui régnait dans la population.
C’étaient des conciliabules ardents, vifs, animés, entre les voisins qui bavardaient de porte à porte.
Il y avait des gens qui couraient, levant les bras au ciel, d’autres qui rentraient dans leur maison, précipitamment, et qui en ressortaient revêtant en hâte un vêtement, coiffant un chapeau, partant tous dans la même direction.
— Où courent-ils donc ? se demandaient Juve et Fandor.
Les deux amis ne tardaient pas à être renseignés.
Ils venaient d’aviser un montagnard arrêté au milieu de la rue. Ce montagnard était dans une petite charrette que traînait un mulet : on faisait cercle autour de lui.
L’homme racontait quelque chose qui semblait semer l’épouvante.
Juve et Fandor se mêlaient au groupe.
— Oui, disait l’homme, reprenant son récit pour la vingtième fois, je descendais de la montagne, il y a de cela deux heures environ, et j’arrivais au bas de Sassenage, lorsque à la sortie des cuves, là où débouche le torrent, j’ai vu quelque chose d’insolite, qui obstruait le cours des eaux.
» J’ai sauté de ma carriole, histoire de me rendre compte et, passant par-dessus le petit pont qui borde la route, je suis descendu dans le ravin, jusqu’au bord du torrent.
» Alors… oh ! c’est horrible ! je ne vous dirai jamais cela, j’ai vu un corps… un corps effroyablement broyé, déchiqueté par des chutes successives, un corps abîmé par la violence des eaux qui tombent du haut de la montagne et courent sous terre dans les cuves de Sassenage…
» Naturellement, j’ai appelé à l’aide… quelqu’un est venu, un voisin, je crois, un des garçons du meunier.
» Et, à nous deux, nous avons retiré ce corps du torrent, j’ai vu la figure du noyé, et malgré qu’elle était toute déchirée, toute tuméfiée, je l’ai reconnue…
» — Parbleu, que j’ai dit au garçon du meunier, je mettrais ma main au feu que ce malheureux-là, c’est Gauvin, le notaire !
Juve et Fandor se regardaient interloqués…
Juve questionna d’une voix blanche, s’adressant au paysan qui pérorait du haut de sa carriole :
— Dites-moi, mon ami, cet homme était-il mort ?
— Ah ! ben pour sûr, monsieur, répliqua le montagnard, aussi mort qu’on peut l’être ; et d’ailleurs, ça n’est pas surprenant ! Si jamais vous vous amusiez à descendre dans les cuves de Sassenage, à vouloir en sortir au bas de la montagne par le tunnel où passe le torrent, je crois bien que vous n’arriveriez pas dans un meilleur état que le pauvre Gauvin !
Juve s’écartait du groupe, prenait Fandor à l’écart.
Le journaliste suggérait :
— Il s’est suicidé ?
Mais Juve hochait la tête.
— Suicidé ? J’en doute ! Les gens de l’espèce de Gauvin ne se tuent pas, car il faut avoir du courage pour se donner volontairement la mort…
— Alors, Juve ? demanda Fandor.
— Alors, poursuivit le policier, je me demande s’il ne s’agit pas là d’un nouveau crime de Fantômas !
Puis le policier ajoutait :
— Je le saurai d’ailleurs d’ici une heure !
— Juve ! Juve ! s’écria Fandor, vous deviez me conduire jusqu’auprès de ma mère ?
— Mon devoir, répondit Juve, est de ne pas perdre une minute, et de courir sur les lieux où l’on a trouvé le cadavre du malheureux notaire, afin de me renseigner sur les causes de sa mort…
» Quant à toi, Fandor, poursuivit Juve, ta mère t’attend, préoccupée, il importe que tu ailles immédiatement la rassurer sur ton sort.
» Il faut, en outre, que tu sois là, auprès d’elle, afin de la protéger lorsque Fantômas reviendra, furieux de n’avoir pu prendre la fortune qu’il convoitait depuis si longtemps, et qu’il se croyait sur le point de voler…
» Va Fandor ! À tout à l’heure…
Fandor avait compris que la décision de Juve était irrévocable, et, au surplus, le journaliste se réjouissait à l’idée que désormais, sans perdre un instant, il allait pouvoir courir jusqu’à Domène, et y retrouver enfin cette mère que depuis si longtemps le hasard et le mauvais sort tenaient éloignée de lui…
— Entrez ! fit une voix douce et faible.
Fandor avait la main sur le bouton de la porte, il crut défaillir en entendant cette parole.
Le journaliste, après avoir quitté Juve, avait trouvé sur la place de Grenoble un taxi automobile auquel il donnait, d’une voix angoissée, l’adresse de M me Verdon, à Domène.
Lorsqu’il arrivait dans la propriété, le journaliste sonnait en vain à la grille du jardin.
Nul ne lui répondait, à l’exception des aboiements du gros chien Dick qui, malgré ses efforts, ne parvenait pas à se libérer de la chaîne qui le retenait attaché à sa niche.
Fandor n’attendait pas longtemps.
Inquiet de n’avoir point de réponse, il enjambait la grille, au risque de s’empaler sur les pointes de fer qui la surmontaient.
Il traversait en courant le petit parc, arrivait au perron de la maison.
La porte était entrebâillée, Fandor la poussa, s’introduisant dans le vestibule.
Il jetait un coup d’œil à droite et à gauche, apercevait un salon simplement meublé, de bourgeoise apparence, puis une petite salle à manger confortable ; plus loin il reconnaissait la porte de l’office et des cuisines.
Fandor, dont le cœur battait à se rompre, montait rapidement au premier étage, plusieurs portes se trouvaient de part et d’autre du palier, il frappait à l’une d’elle, au hasard, et c’est alors qu’une voix douce et lointaine, nullement méfiante, lui avait doucement répondu : entrez !
Fandor, cependant, n’osait pas tourner le bouton de la porte…
Au surplus, il était incapable d’agir, de remuer.
Il lui semblait que soudain une émotion trop violente venait de le paralyser, de l’immobiliser sur place.
Qui donc avait répondu ?
Qui donc allait-il voir ?
Fandor n’osait se dire qu’une mince cloison, désormais, seulement, le séparait de celle qui lui avait donné le jour !
Fandor se demandait s’il devait entrer…
Il ne savait pas… Il ne savait plus… Il ne comprenait qu’une chose, c’est qu’il éprouvait une folle envie de se jeter aux genoux de sa mère, et il n’avait pas la force de faire un mouvement !
Dans le silence de la maison, qui semblait vide, Fandor, à nouveau, entendit :
— Entrez ! Entrez donc !
Le journaliste fit un effort suprême sur lui-même : il eut l’impression qu’il bondissait, et dès lors, poussant la porte, comme furieusement, il se précipita dans la pièce, et il s’arrêta net au milieu…
En face de lui se trouvait un grand lit, dans lequel était couchée une vieille dame, aux cheveux blancs comme de la neige.