Il la lut d’un regard, puis il la déchira avec une rage abominable.
— La malheureuse, murmurait-il… la malheureuse… elle ose me défier… Hélène oublie-t-elle donc que l’amour peut faire place à la haine, que l’affection peut se changer en exécration… Hélène m’a bravé, je me vengerai !
Fantômas, frémissant, s’approchait du sabord. Il pencha sa tête par le trou qu’Hélène avait réussi à ménager et qui lui avait servi à s’enfuir.
Puis Fantômas pâlit plus encore.
— Elle s’est jetée à l’eau, pensa-t-il… elle est tombée aux flots.
Et se tordant les mains, le bandit ajoutait :
— C’était l’heure du reflux… Mon Dieu, mon Dieu, peut-être a-t-elle été entraînée au large… peut-être est-elle morte…
La fuite d’Hélène portait évidemment à Fantômas un terrible coup. Le bandit paraissait quelques instants à bout d’énergie. Mais il n’était pas évidemment de ces natures qui peuvent se laisser abattre. Quel que fût le coup qui le frappât, il voulait en appeler ; quelles que fussent les difficultés que le destin accumulait sur sa route, il les acceptait, les affrontait d’un cœur vaillant, et prétendait en triompher.
Bientôt, un sourire passait sur ses lèvres :
— Soit, murmurait-il. Avant tout, il faut savoir ce qu’est devenue Hélène, je le saurai… Malheur à elle si elle s’est enfuie… mais malheur au monde si elle est morte !
Fantômas quitta le salon. Il refermait soigneusement la porte, voulant probablement cacher à ceux qui devaient être ses complices en Hollande la disparition de la jeune femme. Il revenait dans ses appartements particuliers, il prenait un timbre, sonnait quatre coups…
— Vladimir va m’aider, pensa le bandit.
C’était en effet Vladimir, le faux comte d’Oberkhampf, qu’il appelait au moyen de ces quatre coups de sonnette.
Fantômas attendit quelques instants, puis il tapa du pied, pris à nouveau d’impatience.
— Eh bien ! grondait-il.
Fantômas sonna quatre coups encore…
Mais ce second appel demeurait toujours aussi vain que le premier… Nul ne lui répondit.
Alors une colère folle s’emparait du Maître de l’effroi.
— Ah ça, murmurait-il, il est donc dit que chacun me désobéira désormais ! Vladimir apprendra, par ma parole, que je n’aime pas attendre ce que je demande !
Fantômas sonna cinq coups…
À ce nouveau signal, un extraordinaire personnage, une sorte de nain difforme qui remplissait précisément à bord du bateau les fonctions de groom, accourait en hâte.
— Tu m’appelles, maître ?
— Où est le comte d’Oberkhampf ?
Le nain prit une figure étonnée.
— Maître, murmurait-il, j’ai entendu que tu le demandais. J’ai voulu le prévenir, je l’ai cherché partout… et je n’ai pu réussir à le trouver. Il n’est pas à bord de la barge.
Le nain parlait en tremblant ; il n’osait pas lever les yeux pour contempler Fantômas. S’il avait vu le visage du bandit, cependant, il se serait aperçu de la profonde émotion qui bouleversait encore une fois au cours de cette nuit tragique celui qui ne craignait point de se prétendre le Maître de tous et de tout…
Ce même jour, à cinq heures du soir, un homme vêtu d’un grand manteau de couleur sombre, et porteur d’un volumineux parapluie, pénétrait en faisant claquer ses sabots, dans la salle basse d’un cabaret du port d’Amsterdam, où se trouvaient déjà de nombreux matelots.
L’homme au manteau se dirigeait vers une table écartée, se jetait plutôt qu’il s’asseyait sur l’un des tabourets réservés aux consommateurs.
— De l’alcool, commanda-t-il d’une voix brève. Servez-moi vite, et servez-moi bien.
Il avait appuyé sa commande d’un argument toujours impérieux, jetant sur la table un louis d’or dont le tintement ne devait pas être familier dans un pareil endroit.
L’homme au manteau brun prenait son front à deux mains et semblait réfléchir avec une extrême attention.
— C’est invraisemblable, murmurait-il. Il est inouï que les choses se passent ainsi et que je n’arrive point à rien deviner de leurs vérités… Suis-je victime d’une erreur ? Suis-je, au contraire…
Mais l’homme n’achevait pas sa phrase. Une grosse servante, à la face débonnaire, venait d’apporter un verre d’alcool, de cet alcool pur qui est la boisson préférée des matelots hollandais, à la table de l’homme.
L’inconnu but, prenant une large rasade, d’un geste las, énervé, fatigué.
— Je ne sais plus que croire, faisait-il encore… Et pourtant, il faut que, coûte que coûte, j’arrive à découvrir la vérité ! Il est impossible que je reste ainsi dans l’indécision. Morbleu ! donnant, donnant… Mais voudront-ils me répondre ?
L’homme au manteau marron devait évidemment agiter quelque terrible problème. Il devait avoir à vaincre de rudes difficultés pour parvenir à quelque but mystérieux, et il semblait aussi hésitant qu’anxieux, aussi accablé que fou de colère…
Immobile, les coudes sur la table, et soutenant sa tête entre ses mains, il pensait, pensait sans relâche, le regard vague, ne voyant rien des allées et venues qui l’entouraient.
Le cabaret où cet homme venait d’entrer était cependant exceptionnellement bruyant ; c’était la classique tabagie hollandaise, encombrée de lourds matelots au teint hâlé, buvant fort, parlant bas, chantant par moments de lentes mélopées et fumant toujours d’énormes pipes dont la fumée bleuâtre rendait vite l’atmosphère opaque, embrumée, âcre et piquante.
L’homme ne bougeait point. Il restait ainsi immobile et réfléchissant pendant près d’une heure. La servante, maintes fois, était venue lui demander s’il ne voulait point boire encore ; mais il n’avait même pas répondu, paraissant ne point entendre ses offres, paraissant même, ce qui était plus extraordinaire encore, ne rien voir autour de lui, ne plus pouvoir fixer son attention sur autre chose que sur sa propre pensée.
Et c’était après cette sorte d’égarement si longtemps prolongé que l’individu, brusquement, se redressait.
— Soit, faisait-il, monologuant à la façon d’un homme qui précise sa pensée pour ne plus pouvoir en douter. Il me faut, coûte que coûte, sortir de cette indécision… J’imagine qu’ils le comprendront. Ce sera de leur part, d’ailleurs, une question d’honnêteté. J’aurai une réponse… oui, j’aurai une réponse !…
Il ajoutait, un instant plus tard :
— Et la guerre reprendra sans doute, la guerre sans trêve ni merci ; la guerre qui se terminera maintenant, je le décide et je le veux, par leur mort et par mon triomphe !…
L’homme avait tiré de sa poche un portefeuille dans lequel il tirait une feuille de papier blanc, puis un crayon. D’une grande écriture alors, mais d’une écriture zigzaguante, invraisemblable, il écrivait hâtivement quelques lignes qu’il relisait avec un grand soin.
— Cela suffira, pensa-t-il.
Une enveloppe qu’il prenait dans la poche de son vêtement était bientôt munie d’une adresse, et bientôt encore l’inconnu y enfermait la feuille de papier qu’il avait rédigée quelques instants avant, soupirant profondément en même temps, et cependant paraissant quelque peu soulagé par sa décision.
À ce moment, l’inconnu, heurtant sa monnaie, appelait à nouveau la servante.
— De l’alcool, appela-t-il…
Son verre fut comble encore, la servante demandait :
— Vous ne voulez pas manger un morceau ?
Mais l’homme au manteau sombre haussait les épaules :
— La paix, disait-il.
Et, son verre en main, l’inconnu recommençait à boire.
Or, comme l’homme au manteau sombre dégustait ainsi, lentement cette fois, la brûlante liqueur qu’il avait commandée ; tandis qu’il promenait des yeux intéressés sur les détails pittoresques de la tabagie hollandaise dans laquelle il se trouvait, brusquement il paraissait tressaillir.
— Ah ! par exemple, murmurait-il.
L’homme au manteau brun, qui avait pris une pose nonchalante se redressait instinctivement. Il semblait désormais, en effet, scrupuleusement attentif et fortement étonné.