Les deux excellents colosses, aussi bien, ne fatiguaient point leur intelligence à vouloir deviner des problèmes qu’instinctivement ils supposaient fort complexes.
Tout simplement, ils riaient parfois à la pensée de la surprise qu’ils avaient causée à Juve lorsqu’ils avaient frappé à sa porte, et de la façon merveilleuse, à leur avis, dont ils s’étaient acquittés de la commission dont M. Eair les avait chargés, puisque, en réalité, grâce à eux, Juve était venu voir le vieil homme.
Benoît le Farinier et Geoffroy la Barrique estimaient, en fin de compte, que ce qu’il y avait de plus clair dans toute leur aventure, c’était que, d’une part, Juve leur avait promis de retrouver Bobinette, ce qui leur ôtait toute inquiétude à cet égard, et que, d’autre part, ils avaient pu revenir bien tranquillement s’installer chez M. Eair, où ils se gobergeaient tout à leur aise.
Les deux forts de la Halle s’étaient d’ailleurs passionnés pour leur nouveau métier, encore qu’il fût, au moins en l’apparence, contraire à leurs véritables aptitudes.
— On est des jardiniers, disait Benoît le Farinier.
À quoi Geoffroy la Barrique répliquait :
— Pas du tout, on est des parfumeurs.
Même, Benoît avait un jour hasardé qu’ils étaient en réalité des papillons, puisqu’ils butinaient des fleurs !
En fait, les deux braves gens s’acquittaient à merveille de leur tâche. Ils se levaient de grand matin, s’habillaient en hâte, descendaient dans les champs de roses, et là se livraient à une abondante cueillette, heureux de vivre ainsi au grand air, d’autant plus heureux qu’ils avaient découvert que le parfum des roses creuse l’appétit, et qu’ils s’autorisaient de cette remarque pour faire cinq grands repas par jour, ce qui les plongeait dans une perpétuelle béatitude.
M. Eair, leur bienfaiteur, avait d’ailleurs droit à leur considération, non seulement en raison de sa parfaite bonté et de son hospitalité si complète, mais encore eu égard, à la composition de sa cave fort bien montée, et dont Benoît le Farinier et Geoffroy la Barrique mettaient l’approvisionnement en coupe réglée.
Le maître de la maison avait dit :
— Faites comme chez vous.
Benoît le Farinier et Geoffroy la Barrique estimaient qu’il y aurait eu impolitesse de leur part à ne point profiter d’un encouragement si aimable.
Benoît le Farinier et Geoffroy la Barrique cependant, dans les délices où ils vivaient, n’oubliaient point Paris ni les Halles. Par moments, ils avaient la nostalgie du pavillon des légumes et des bars interlopes de la pointe Saint-Eustache.
— Si qu’on s’en allait ? proposait Benoît.
— Assurément ! acceptait Geoffroy.
Mais, pour discuter ce projet, ils s’attablaient, débouchaient une bouteille, et, naturellement son contenu suffisait à les décider d’attendre encore un peu de temps avant de quitter la Hollande.
Depuis vingt-quatre heures d’ailleurs, Benoît le Farinier et Geoffroy la Barrique étaient relativement inquiets et n’osaient plus guère formuler des projets de départ.
Ils savaient que Juve était parti en expédition et, d’autre part, ils n’ignoraient point que M. Eair, de son côté, s’était rendu au palais royal. Mais de Juve ni de M. Eair, Benoît, pas plus que Geoffroy, n’avaient eu la moindre nouvelle.
Certes, les deux forts de la Halle eussent été épouvantés s’ils avaient connu le véritable motif de ce double silence.
L’excellent M. Eair avait été assassiné par Fantômas à l’instant où il apportait le sceau royal, et, quand à Juve, il avait, tout comme Fandor, bien d’autres sujets de préoccupation que la destinée des deux forts qu’il oubliait un peu.
Geoffroy la Barrique et Benoît le Farinier ne savaient cependant que penser.
— C’est ma tournée, déclarait Benoît. Bois, encore un coup, mon vieux. Vois-tu, pour moi, de deux choses l’une : ou bien M. Eair va revenir, ou bien il ne reviendra pas !
C’était là une vérité probable ; Geoffroy, cependant, y réfléchissait longuement avant de la tenir pour certaine.
— À ta santé, ripostait-il. Après tout, c’est bien possible. Mais si qu’on s’en allait ?
L’idée fixe de Geoffroy était en effet de partir. C’était une idée fixe, d’ailleurs, qui ne conduisait nullement Geoffroy à s’en aller. Il proposait la chose, mais il ne l’eût jamais fait tant que Benoît ne l’aurait pas voulu avec lui.
Or, ce soir-là, précisément, Benoît le Farinier n’avait nullement l’intention de quitter Haarlem.
Benoît le Farinier et son compagnon avaient tout le jour travaillé dans les champs de roses, ils étaient rentrés dans la maison d’habitation à sept heures et demie du soir, avaient copieusement dîné, et maintenant, ils s’attaquaient à une provision de six bouteilles qui, très certainement, allait suffire à occuper les loisirs de leur soirée.
— Fameux, cet aramon-là ! déclarait Benoît.
— Fameux, affirmait sobrement Geoffroy la Barrique, qui, entraîné par l’habitude, ne pouvait s’empêcher de proposer :
— Encore un verre, Benoît. C’est ma tournée !
De tournées en tournées, il arrivait que les deux hommes commençaient à être quelque peu gris. Geoffroy la Barrique et Benoît le Farinier, à vrai dire, ne s’enivraient jamais complètement. Ces deux solides buveurs parvenaient tout juste à s’égayer un peu, et c’était précisément gais qu’ils se trouvaient à cet instant.
Ils s’étaient tous les deux introduits dans la cuisine, ils avaient allumé dans la grande cheminée un splendide feu de bois, et, étendus dans de grands fauteuils, fumant d’énormes pipes, se chauffant avec volupté, ils remplissaient leurs verres et les vidaient avec des gestes précipités et réguliers qui disaient la grande habitude qu’ils possédaient d’une semblable opération.
Au fur et à mesure cependant que la nuit tombait, Geoffroy la Barrique se rapprochait du foyer et devenait bavard.
Bientôt, il entreprenait Benoît le Farinier de la plus énergique façon :
— Écoute, vieux frère, grommelait-il. Tout ça, dans le fond, c’est des boniments à la graisse d’oie. Ici, n’est-ce pas, on est bien ?
— Très bien, concéda Geoffroy.
— Donc, ma vieille, il n’y aurait pas l’occasion de s’en aller, si des fois on n’était pas mieux à Paris…
— Sûr ! approuva encore Geoffroy.
Un instant de silence s’établit, les deux hommes buvaient ; Benoît le Farinier reprit :
— Seulement, comme ça, tu comprends, rapport à notre travail, faudrait pas qu’on perde trop de temps. Aux Halles, on pourrait se demander ce que nous sommes devenus et la clientèle nous lâcherait…
— Nous lâcherait, répéta docilement Geoffroy.
Mais, en parlant, la Barrique venait brusquement de se retourner dans son fauteuil. Il avait, un instant, considéré la fenêtre, faisant un drôle de visage ; il se retournait maintenant d’un seul mouvement, contemplant Benoît le Farinier qui le regardait, lui aussi, avec une certaine attention.
— Hein !… fit Geoffroy la Barrique.
Benoît le Farinier haussa les épaules.
— C’est rien, c’est une branche d’arbre qui a craqué… Ils avaient entendu tous les deux un bruit provenant du jardin, le craquement d’une branche sans doute, et cela les avait fait tressaillir.
— À la tienne ! proposa Benoît.
— À la tienne ! répliqua Geoffroy.
Ils trinquèrent encore, rallumèrent leurs pipes.
— Mon vieux, reprenait alors Geoffroy la Barrique, pour rentrer à Pantruche, paraît que c’est très loin, mais ça ne fait rien, mes souliers sont neufs. Justement, je les ai fait ressemeler. C’est pas des quarante ou cinquante kilomètres qui me font peur…
— À moi non plus ! D’ailleurs, on trouvera peut-être un voiturier.
— C’est bien possible.
Leurs notions géographiques n’étaient pas très exactes ; Geoffroy la Barrique et Benoît le Farinier estimaient toujours qu’ils étaient à une cinquantaine de kilomètres au plus des barrières de Paris et comptaient bien regagner la capitale sans se presser, allant à pied et flânant par les routes.
Une nouvelle bouteille fut débouchée et promptement entamée.
— C’est qu’on est bien, ici ! soupirait Geoffroy la Barrique. Ça fera peine de s’en aller.
— Bah ! on reviendra le dimanche…