— Ah ! bon sang de bon sang ! qu’est-ce que ça veut dire ? quel sacré patelin !… Sûrement qu’il va se passer des choses !… Malheur de malheur !… Qu’est-ce qu’il faut faire ?
Geoffroy la Barrique commençait à se remettre de son accès de frayeur, mais il s’en remettait à la façon dont les poltrons se guérissent de l’épouvante. Une résolution désespérée lui venait :
— Voilà, articula Geoffroy la Barrique… ça, mon vieux, c’est des choses… qu’on ne peut pas comprendre, nous autres. Probable qu’y se trafique des manigances qui ne sont ni claires ni bonnes… C’est Fantômas, peut-être bien, qui se balade par ici, et je te dis une bonne chose, Benoît…
— Laquelle, mon vieux ?
— Dame, qu’on est bien ici, mais qu’on n’est pas tranquille !
— Et alors ?
— Et alors, acheva Geoffroy, je te répète cette bonne chose : Foutons le camp !…
— Foutons le camp !… accepta immédiatement Benoît le Farinier.
Les deux hommes sortirent de l’abri de la cheminée en se glissant le long des murs. Dans un coin de la cuisine étaient déposés leurs bonnets de coton, accrochés à la poignée de leurs énormes cannes. Ils s’en saisirent, puis Geoffroy marchant en tête, et Benoît le suivant, la main sur sa blouse, comme un enfant qui a peur, ils se rapprochèrent de la porte.
— Foutons le camp… répétait Benoît le Farinier.
— Sûrement, approuva Geoffroy.
Ils ouvrirent la porte brusquement.
Il y avait à peine un soupçon de clair de lune ; le jardin qui entourait la propriété était plongé dans les ténèbres épaisses, mais le vent apportait des bouffées odorantes toutes chargées du parfum des champs de roses voisins.
Benoît le Farinier et Geoffroy la Barrique ne s’attardèrent pas à goûter la poésie de la nuit. La porte à peine ouverte, ils se jetèrent au bas des quelques marches qui formaient le perron, et se précipitèrent dans la grande allée qui rejoignait la route, passant au bord de la propriété.
Benoît le Farinier et Geoffroy la Barrique se prirent à courir de toutes leurs forces.
— Vite, vite, disait Geoffroy…
Et Benoît, qui s’époumonait pourtant, surenchérissait encore :
— Vite, nom d’un chien, plus vite…
Sans esprit de retour, les deux forts de la Halle, abandonnaient Haarlem…
Que s’était-il passé cependant, et quelle était la cause de la terreur qui chassait du domicile de M. Eair, Geoffroy la Barrique et Benoît le Farinier ?
Il était minuit à peine lorsque les deux forts s’enfuyaient sur la route, et depuis deux heures environ, un drame étrange, une aventure extraordinaire, se déroulaient en réalité dans les dépendances de la propriété.
À dix heures du soir, en effet, un homme aux gestes souples, à l’attitude résolue, avait tranquillement enjambé la clôture du jardin et lestement sauté sur le sol.
Il faisait beaucoup trop noir pour qu’on pût distinguer les traits de l’inconnu qui pénétrait ainsi chez M. Eair. Toutefois, à sa démarche même, il était aisé de deviner que cet homme était en réalité fort jeune et qu’il portait des habits, sinon recherchés, du moins dénotant une certaine élégance.
Quel était-il ? D’où venait-il ? Pourquoi se dirigeait-il vers la maison de M. Eair ? Qui l’eût vu enjamber la clôture se le serait certainement demandé.
Or, il y avait à peine quelques instants que cet inconnu s’était ainsi introduit dans le jardin, il y avait à peine quelques minutes qu’il avançait, prenant garde de ne pas faire le moindre bruit, qu’au long de la grande route une ombre nouvelle semblait se mouvoir dans les ténèbres.
Quelle était cette ombre ?
À dix mètres, l’œil le plus perçant eût été incapable d’en saisir la silhouette, d’en deviner les contours.
Cette ombre était une ombre noire. C’était en réalité une tache de nuit, comme un morceau de ténèbres qui se déplaçait, qui grimpait le long de la muraille, qui bondissait dans le jardin, disparaissait dans les massifs, et, sans bruit, sans le moindre bruit cette fois, suivant le nocturne visiteur qui l’avait précédé dans la propriété.
Le jeune homme se dirigeait vers la maison, et bientôt collait son front aux vitres éclairées de la fenêtre de la cuisine.
L’ombre était derrière, immobile, invisible presque.
Le jeune homme, après avoir regardé dans la cuisine longuement, fit le tour de la maison… l’ombre l’accompagna. Partout où le jeune homme portait ses pas, l’ombre, dix mètres plus loin, le suivait avec grand soin.
À la fin, l’inconnu revint se poster devant la fenêtre de la cuisine, et de nouveau colla son front aux carreaux, regardant évidemment dans la pièce.
Or, à cet instant, il arrivait qu’un nuage démasquait la lune pendant quelques secondes et laissait filtrer un peu d’une clarté blafarde.
L’ombre, à ce moment, se trouva baignée de lumière, et se jeta violemment en arrière.
Une ombre ?
Oh ! dès lors, il était facile de préciser l’identité de cette ombre. Cette ombre était un homme, un homme vêtu de noir des pieds à la tête, dont le visage disparaissait sous une cagoule noire, dont les membres étaient moulés dans un maillot de laine noire, qui était ganté et chaussé de noir, et qui, de la sorte, arrivait à se mêler avec la nuit…
Ombre sinistre et légendaire que cette ombre maudite ! Ombre effroyable, ombre criminelle ! Était-il seulement un homme sur terre qui eût pu ne pas la nommer, qui n’eût point, en apercevant la lugubre forme, gémi dans un cri d’effroi, le plus terrifiant de tous les noms, le nom de crime, le nom de meurtre, le nom d’épouvante, le nom de Fantômas ?
C’était bien en effet Fantômas qui, à l’instant, trahi par l’inattendue clarté lunaire, se rejetait dans les massifs du fourré en pestant.
— Maudite lumière, dit le Maître de l’épouvante. Pourvu que je n’aie pas été aperçu ? Fichtre ! Je ne tiens pas du tout à être deviné, d’autant que je ne sais pas encore le mot de cette énigme !
Fantômas, de loin, surveillait toujours l’inconnu qui collait son visage aux carreaux de la cuisine où Geoffroy la Barrique et Benoît le Farinier frémissaient de terreur, entendant des bruits dont ils ne s’expliquaient pas l’origine.
— Mille dieux, grommelait encore Fantômas, il faudra bien pourtant que je connaisse le mot de ce mystère… Cet homme m’inquiète !
Fantômas, quelques instants plus tard, haussait encore les épaules puis ajoutait :
— Si je ne comprends point, j’agirai !
Et à la façon dont Fantômas prononçait ces mots, il fallait comprendre qu’agir avait pour lui un sens terrible, et qu’il était une fois encore prêt à tuer.
Fantômas ne perdait pas en vérité un seul mouvement du jeune homme.
— Cet homme est un policier, soupirait-il bien vite. Juve et Fandor m’ont déjà affirmé, par le moyen du truc convenu, qu’ils ne savaient point ce qu’était devenu Vladimir. Or, voici un inconnu qui semble espionner depuis quelques jours dans la pègre d’Amsterdam. Assurément, il convient de penser que cet individu peut être pour quelque chose dans la disparition de Vladimir !
Fantômas, à ce moment, serrait les poings, grinçait des dents, tout secoué d’une véritable colère.
— Si cela était, ajoutait-il, je me vengerais…
Le Maître de l’épouvante eut un de ces éclats de rire dont les accents chez lui glaçaient d’épouvante. Il commettait toutefois une grande imprudence, car l’inconnu qui collait son visage aux vitres de la cuisine, cet inconnu que Fantômas avait déjà rencontré dans la tabagie hollandaise, cet inconnu qui avait déjà intrigué Juve et Fandor, entendant du bruit, se retournait brusquement.
L’éclat de rire de Fantômas avait un double résultat.
Il attirait l’attention de l’inconnu et l’inconnu lui-même surpris, se retournait bruyamment.
Un instant plus tard, Geoffroy la Barrique et Benoît le Farinier, à bout d’émotion, ouvraient la porte de la maison et s’enfuyaient dans la nuit noire.
— Les imbéciles, raillait Fantômas à mi-voix… ils ne sont pas en cause, eux, et ce sont eux qui ont peur…
Assurément, en effet, Benoît le Farinier et Geoffroy la Barrique n’étaient pas en cause.
L’inconnu qui venait de les voir s’enfuir, tout comme Fantômas, avait pu, lui aussi, s’en rendre compte, ne tentait aucunement de les poursuivre. Cet inconnu, tout bonnement, s’écartait de la maison, et se dirigeait vers le vieux moulin désaffecté dont M. Eair avait fait depuis longtemps son laboratoire nécessaire à la distillation des parfums.