— Il n’était pas difficile de me tirer de mon évanouissement, puisque je n’étais pas évanoui. Bientôt donc, n’ayant aucun goût pour les seaux d’eau que Job Tylor me versait sur la tête, je daignais me réveiller. À cet instant, le détective m’interroge avec angoisse. Je lui contai une surprenante histoire que Fantômas était entré par la fenêtre… qu’il m’avait aux trois quarts assommé, et qu’il m’avait dépouillé de mes billets de banque. Puis, j’ajoutai que je voulais porter plainte, qu’il était abominable que la police officielle ait refusé de me protéger… bref, je menaçai de faire un scandale à tout casser.
Fantômas écoutait les discours de son complice, souriant toujours. Il interrogea encore :
— Et que fis-tu alors ?
Mais Ma Pomme était secoué d’un nouvel éclat de rire. Il dut vaincre son hilarité pour achever son récit :
— Eh bien, Fantômas, disait-il, c’est là où l’histoire devient amusante… Très ému, Job Tylor m’écouta : il croyait sincèrement à votre venue, et il voulait, disait-il, mener les choses rondement. Bref, un quart d’heure après, j’étais dans le cabinet du procureur général en compagnie de mon détective, criant, hurlant, menaçant de dire à la presse comment la police officielle m’avait envoyé promener, faisant, enfin, tant de potin, que le procureur général commençait à trembler pour sa charge !
À cet instant, Ma Pomme éclatait de rire encore. Fantômas, qui était de bonne humeur évidemment, le pressa :
— Tu riras tout à l’heure, imbécile, grommelait-il. Parle donc… Que fit le procureur général ?
— Il fit quelque chose à quoi je ne m’attendais pas, déclarait-il. Il acheta mon silence !
Et, mettant la main dans sa poche, le faux M. de Jussieu sortait une liasse de billets de banque qu’il brandissait joyeusement :
— Le procureur général marcha comme un tambour-major. Tenez, patron, voilà ce qu’il a raqué : vingt-cinq billets. Et j’aurai la suite dans deux jours à Paris. Ah ! le pauvre homme… il avait une frousse, voyez-vous… C’est ma faute, disait-il. On vous a volé parce que je ne vous ai pas fait protéger : je ne veux pas que la presse s’empare de l’histoire, je vous rembourserai… Et il m’a remboursé !…
Ma Pomme se roulait sur les coussins du wagon… En fait, l’histoire était drôle et Ma Pomme la racontait avec sincérité. Il était exact que Job Tylor avait été victime de la comédie jouée par le faux M. Jussieu. Le détective n’avait pas supposé un instant que son soi-disant client abusait de sa crédulité, il avait cru que Fantômas l’avait dépouillé, et, naturellement, il lui avait dit de protester contre l’indifférence dont avait fait preuve à son endroit, la police belge officielle.
Tout naturellement alors, le procureur général avait eu peur d’avoir des ennuis ; il avait donc préféré de beaucoup rembourser à Ma Pomme, dont il était loin de soupçonner la véritable identité, les sommes soi-disant dérobées. Ma Pomme tendait les billets de banque à Fantômas.
— Voilà, patron, disait-il, voilà comment je m’acquitte des commissions que l’on me donne ! Qu’est-ce que vous en dites ?
Or, Fantômas, à son tour, riait franchement.
— Je dis, déclarait-il, que tu commences à être bon à quelque chose, Ma Pomme. Tout cela n’a pas été mal. Garde donc ces billets, ils sont à toi…
Ma Pomme allait remercier, mais Fantômas continuait à parler :
— D’ailleurs, ajoutait-il, je n’aurais aucun droit pour te les enlever, car je ne t’avais pas envoyé à Bruxelles pour opérer un vol, mais tout simplement pour donner le change à Juve et à Fandor, leur faire croire que j’avais quitté Amsterdam et que je rentrais à Paris.
Fantômas souriait bonassement ; il allait peut-être confesser à Ma Pomme que la ruse avait réussi, et qu’en réalité Juve et Fandor se trouvaient dans le même train où ils étaient tous les deux, lorsque à cet instant, brusquement, obéissant sans doute à quelque signal d’un disque, le train s’arrêta.
Il y avait alors de brusques soubresauts, les wagons se heurtant les uns les autres, et cela devait occasionner le réveil du paralytique, car celui-ci bougeait, se penchant en avant, au risque de perdre son équilibre.
À cet instant, Fantômas se levait, se précipitait, et d’une bourrade, redressait le malade. Son geste était si brutal, si tranquille, que Ma Pomme s’étonna :
— Au fait, demandait l’apache, qui est-ce donc, ce gaillard-là ? Et s’il m’est permis de vous interroger, Fantômas, pourquoi êtes-vous déguisé en femme ?
La question était assez naturelle, Fantômas, en l’écoutant, sourit tout en haussant les épaules.
— Heu, fit-il énigmatiquement, ce sont des affaires assez compliquées. Il n’empêche, Ma Pomme, que je veux bien, pour te faire plaisir, te donner quelques renseignements : ce paralytique s’appelle Daniel. Tu ne le connais pas, mais cela n’a aucune importance. Va donc lui serrer la main.
Fantômas parlait sur un ton si bizarre que Ma Pomme, à cet instant, le considéra avec une certaine émotion.
— Qu’est-ce que cela veut dire ? pensait-il. Pourquoi dois-je aller serrer la main à ce Daniel qui ne doit pas faire partie de la bande, car je n’en ai jamais entendu parler ?
Assez intrigué, Ma Pomme interrogea :
— Mais il a l’air de dormir, votre Daniel ?
— Cela ne fait rien, répliqua Fantômas. Serre-lui toujours la main.
Ma Pomme se leva, s’approcha du malade.
Or, comme il arrivait, la main tendue, auprès de celui-ci, l’apache, brusquement, se rejetait en arrière, poussant un sourd juron.
— Ah, nom de Dieu, faisait-il.
Et en même temps, il contemplait le paralytique avec une étrange insistance.
Fantômas, toutefois, éclatait de rire.
— Eh bien, demandait le bandit ? Tu ne lui serres pas la main ?
Mais, Ma Pomme, immobile, contemplait toujours le malade. Il demandait bientôt :
— Mais, Fantômas, je… je… je ne me trompe pas ?
Fantômas eut un éclat de rire encore plus violent.
— Eh non, déclarait-il à l’apache. Tu ne te trompes pas.
Et comme Ma Pomme le regardait avec des yeux d’épouvante, Fantômas brusquement ajoutait :
— Tu l’as bien deviné, Ma Pomme, ce paralytique, ce n’est pas un paralytique, c’est un mort… c’est un cadavre, c’est le cadavre d’un nommé Daniel, c’est un cadavre qui va me servir à la plus terrible des vengeances !…
Fantômas n’avait point menti. Il était profondément exact que le soi-disant paralytique qu’il avait eu l’audace d’emmener dans ce train, le faisant passer pour son fils, après s’être lui-même grimé en vieille femme, était le cadavre de ce fameux Daniel, ce jeune homme, aux allures étranges qui semblait être un policier, dont Juve et Fandor avaient remarqué la présence dans la pègre d’Amsterdam alors qu’ils cherchaient Hélène, que Fantômas avait assassiné d’un coup de poignard dans la propriété de M. Eair, le jour même où Benoît le Farinier et Geoffroy la Barrique, fort émus des bruits qu’ils entendaient dans le jardin, interrompaient leur beuverie pour s’enfuir en toute hâte et tenter, dans leur candeur, de regagner Paris à pied, supposant qu’ils n’en étaient guère éloignés.
Pourquoi Fantômas avait-il tué Daniel ? C’était évidemment son secret. Secrète aussi était l’intention qu’il avait de se servir de ce cadavre pour une terrible vengeance !
Fantômas n’était pas homme, en effet, à agir à la légère, au hasard, sans plan bien net, sans désir bien arrêté.
Il nourrissait évidemment depuis quelque temps d’importantes intrigues, de redoutables projets. S’il avait expédié Ma Pomme à Bruxelles avec mission de simuler un vol et de faire croire à la police officielle que Fantômas se trouvait dans la capitale de la Belgique, s’il avait tué l’inconnu répondant au nom de Daniel, s’il avait poussé l’audace jusqu’à emmener cet inconnu sous les apparences d’un paralytique dans le train de Paris, c’était évidemment qu’il avait de graves motifs pour agir ainsi, c’était très certainement qu’il entreprenait une fois encore quelques-unes de ces sombres intrigues qui tant de fois avaient endeuillé le monde et haussé son personnage de légende, sa réputation de Roi du crime, de Maître de l’effroi.