Quel était ce motif pourtant ?
Juve, bien évidemment, ne pouvait l’imaginer. Toutefois, il était trop homme de sang-froid pour hésiter sur le parti à prendre.
— Bon, se dit Juve en lui-même. C’est moi qui suis un imbécile, et j’ai eu tort de l’accuser. Il se passe quelque chose d’extraordinaire, j’en mettrais ma main au feu ; Fandor enquête sur quelque chose ou du moins surveille quelqu’un !
Debout dans le couloir du wagon, se tenant à la main courante pour résister aux secousses occasionnées par la marche rapide du train, Juve inspecta le wagon dans lequel se trouvait le journaliste.
Juve, toutefois, avait quelque peine à passer ainsi une inspection sérieuse et détaillée. Le wagon, en effet, était plongé dans la pénombre, car le soir venait, et de plus, l’un des voyageurs, précisément situé en face de Fandor, avait tiré, pour s’accoter confortablement, le rideau de la fenêtre.
La demi-obscurité qui régnait ainsi dans l’étroit petit compartiment était telle que Juve pouvait tout juste apercevoir son ami sans avoir aucune facilité pour distinguer l’expression de ses traits.
— Qui diable observe-t-il ? pensa Juve.
Et, lentement, le policier, tâchant de ne pas être remarqué, considéra les voyageurs qui entouraient Fandor.
Outre le voisin du journaliste, un homme d’une quarantaine d’années qui somnolait paisiblement, la bouche ouverte et prêt à ronfler, il n’y avait pas grand monde dans son compartiment. Il s’y trouvait tout juste, en effet, une vieille dame qui s’occupait fort d’une petite fille, laquelle semblait franchement insupportable, et, enfin, un autre monsieur à l’apparence fort correcte, qui fumait, lui aussi, les yeux au plafond, suivant les zig-zags que dessinaient ses bouffées de tabac.
Juve vit tout cela en un clin d’œil, et dut s’avouer qu’il ne notait rien parmi les habitants du compartiment, qui lui parût digne de remarque.
— Ma parole, grogna le policier… que diable surveille donc Fandor ?
À nouveau, le journaliste fixa son ami. Fandor, toutefois, ne bougeait pas ; il gardait sa même pose de nonchalance, le cigare aux lèvres, les yeux clos, la tête renversée en arrière.
Juve alors s’impatienta.
— Fichtre de bonsoir, je n’y comprends rien ! jura-t-il encore.
Et, comme il était sincère avec lui-même, Juve se déclara brutalement :
— Décidément, je vieillis, et Fandor devient plus fort que moi… Où je ne trouve rien de suspect, il voit évidemment quelque chose de très intéressant, de remarquablement intéressant !
Juve ne pouvait pas, en effet, se tromper sur l’intérêt que Jérôme Fandor portait à la surveillance qu’il devait effectuer. Il ne pouvait pas s’y tromper, pour une très bonne raison qui était tout simplement que Fandor, quoique fumeur enragé, paraissait oublier complètement qu’il fumait. Le jeune homme, en effet, ne tirait pas une seule bouffée de son cigare qui se consumait lentement.
C’était évidemment là l’indice certain d’une extrême préoccupation, et cela n’échappait pas à Juve.
Il fallait toutefois sortir d’une inquiétude qui grandissait pour le policier, de minute en minute.
— Quelque chose se passe que je ne comprends pas ! disait Juve. Je connais trop Fandor pour hésiter, le cas échéant, à lui prêter main forte. Il ne veut pas me reconnaître, donc, c’est qu’il veut éviter le scandale, mais, ma foi cela n’est pas une raison pour ne pas me mettre à sa disposition ?
Un instant plus tard, Juve avait été chercher dans le compartiment qu’il occupait jusqu’à Anvers, c’est-à-dire le compartiment qui voisinait avec celui des dames seules, la valise et la couverture de voyage qui composaient le plus clair de son bagage. Juve alors revenait tranquillement, affectant un air naturel, dans le couloir du wagon. Il imitait les gestes d’un voyageur à la recherche d’une bonne place, et, finalement, se glissait dans le compartiment de Fandor, prenant place sur la banquette qui faisait face au journaliste.
Nul ne paraissait faire attention au policier ; c’était tout juste si la grosse dame enjoignait, d’un ton sévère, à la petite fille de rester un peu tranquille, et de ne pas marcher sur les pieds du monsieur…
Juve, d’ailleurs, à peine installé, glissait un coup d’œil furtif dans la direction de Fandor.
Juve, en ce moment, s’applaudissait très fort de son stratagème.
— Me voici dans la place, pensait-il, tout en clignant de l’œil dans la direction de Jérôme Fandor. Je ne sais pas ce que je suis venu faire dans ce compartiment, mais, évidemment, je ne vais pas tarder à l’apprendre !
Avec un peu de fatuité, même, Juve se disait encore :
— Et j’imagine que Fandor ne doit pas être autrement fâché de me voir ainsi près de lui…
Si Jérôme Fandor était satisfait d’avoir vu entrer Juve dans son compartiment, le journaliste cependant cachait à merveille sa préoccupation. Juve devait se l’avouer bientôt.
Fandor, en effet, gardait toujours son immobilité profonde, et ne tournait même point la tête dans la direction de Juve, qui, de plus en plus, ne comprenait rien à l’attitude impassible de son ami.
Quelle était donc au juste la cause de l’attitude de Fandor, comment s’était donc terminée la lutte qui, fatalement avait mis aux prises le mari et le soi-disant père d’Hélène dans la gare d’Anvers ?
Longtemps, tout d’abord, aucun des personnages tragiques qui devaient se trouver réunis dans le wagon où Juve venait prendre place ne faisaient ou ne tentaient quoi que ce soit de remarquable.
Imitant, en effet, l’attitude ultra-prudente de Fandor, Juve avait de son côté fermé les yeux, se penchant en arrière, prenant la position d’un homme qui s’apprête à dormir. Juve, toutefois, bien entendu, était loin d’avoir sommeil. Il continuait donc à observer Fandor, et, petit à petit, son étonnement se changeait en une stupeur anxieuse…
Que croire et que penser ?… Juve se le demandait avec une impatience qui grandissait d’instants en instants. Il avait beau regarder, en effet, avec la plus grande attention, chacun de ses compagnons de route, Juve ne leur découvrait toujours aucun caractère étrange, aucun détail suspect.
D’autre part, l’attitude de Fandor, ou pour tout dire le maintien du journaliste devenait de plus en plus stupéfiant, de plus en plus inconcevable.
Juve, au fur et à mesure que le temps passait, s’énervait davantage. Comme il y avait près de vingt minutes qu’il avait pris place dans le compartiment du journaliste, il dut s’avouer qu’il était incapable de rester plus longtemps impassible.
— Fichtre de nom d’un chien, se disait Juve, c’est à croire que j’ai le cauchemar. Ma foi, tant pis, je vais tenter le tout pour le tout ! Je vais adresser la parole à Fandor, sans avoir l’air de le connaître, et tout simplement sous le prétexte de lui demander un renseignement sur l’horaire !
Juve décidait cela, en vérité, mais ne le faisait pas.
— Peut-être vais-je tout gâter ? pensait-il encore.
Et Juve, soudain, prenait une décision :
— Je parlerai, se déclarait-il, à l’instant où Fandor aura terminé son cigare. Forcément alors, pour ne pas se brûler les lèvres, il devra bouger, je saisirai l’occasion…
Cette résolution prise, Juve, malgré lui, ne perdait plus de vue le cigare allumé du journaliste. Ce cigare, sur lequel Fandor ne tirait point, se consumait lentement. Toutefois, il était aux trois quarts brûlé ; Juve n’avait donc plus bien longtemps à attendre…
Or, quelques instants plus tard, par le jeu naturel des événements, Juve était tout naturellement conduit à formuler une hypothèse à laquelle il n’avait pas encore songé.
Il arrivait, en effet, que le cigare se consumait si bien que la moustache de Fandor commençait à roussir.
Le journaliste, pourtant, ne se réveillait pas !
Juve alors, brusquement, songea :
— Mais, bougre de nom d’un chien, je suis le dernier des imbéciles, parbleu ! j’ai cru que Fandor jouait la comédie, or, il ne la joue pas du tout, il dort… il dort pour de bon, il ne s’aperçoit pas seulement qu’il roussit sa moustache !
Et dans un éclair de pensée, Juve se rappelait que Fandor, à la suite des événements tragiques survenus à Amsterdam, avait passé quatre nuits blanches et qu’en conséquence il était à la rigueur admissible que le jeune homme ait été terrassé par le sommeil.