Juve, en un instant, fut soulagé alors de toute son inquiétude. Il ne pouvait pas, toutefois, laisser ainsi Fandor roussir sa moustache, une moustache dont il était fier, sans le réveiller. Le cigare se consumait toujours d’ailleurs et probablement collé à ses lèvres, risquait de le brûler atrocement.
Juve, tout souriant, point inquiet, se leva donc. Il s’excusait de déranger la grosse dame pour aller dire deux mots à son ami :
— Pardon ! fit-il.
Et, tendant la main, Juve secoua Fandor par l’épaule.
Mais, hélas, à peine Juve avait-il mis la main sur l’épaule de Fandor pour le contraindre à se réveiller, que le journaliste s’écroulait de tout son long sur le sol, s’écroulait à la façon d’une masse, à la façon d’un homme privé de sentiment…
Et c’était alors d’une voix désespérée, sur un ton d’indicible horreur, parmi l’effarement des autres voyageurs, que Juve s’écriait, tout en relevant le jeune homme :
— Ah ! mon Dieu, mon Dieu, je deviens fou !… Fandor ! Fandor !… Fandor est mort !
C’était, en effet, un cadavre que Juve relevait, un cadavre déjà froid, déjà roide…
Chapitre VIII
À
110 à l’heur
e
Que s’était-il passé ? Quel effroyable drame s’était donc accompli en gare d’Anvers ? Comment Fantômas avait-il triomphé de Jérôme Fandor, sinistrement triomphé, puisque, aussi bien, c’était le cadavre du journaliste que le policier, quelques instants plus tard, pensait relever dans le wagon ?
À la vérité, si Juve avait connu dans leur exactitude les événements qui venaient d’avoir lieu, s’il avait su véritablement ce qui s’était passé, il eût été certes fort inquiet, mais il n’aurait tout de même point connu le terrible désespoir qu’il éprouvait en ce moment !
Juve, en effet, n’eût pas été désespéré par la mort de Fandor, tout simplement parce qu’il aurait su que Jérôme Fandor n’était pas mort, et qu’en réalité, s’il courait de très certains dangers, s’il affrontait des risques terribles, il n’avait tout de même nullement l’intention, nullement la crainte même, de perdre la vie.
Juve, relevant le cadavre de Jérôme Fandor dans le train qui l’emportait vers Bruxelles, était donc tout simplement victime d’une aventure effroyable, dont il ne devait connaître qu’ultérieurement la véritable et définitive explication.
Mais, s’il n’était pas mort, qu’était devenu Jérôme Fandor ?
Jérôme Fandor avait bel et bien manqué le train. Il l’avait manqué non point par étourderie, car, si étourdi qu’il fût, sa distraction n’allait point jusqu’à oublier qu’il devait regagner le rapide, mais bien parce que des phénomènes, fort indépendants de sa volonté et d’une importance primordiale, l’avaient contraint à laisser de côté le souci de rejoindre Juve pour s’occuper d’affaires beaucoup plus pressantes.
Avec une audace inouïe, un toupet infernal, une invraisemblable insolence, Fantômas s’était soudain dressé devant Jérôme Fandor, à l’instant où celui-ci grillait une cigarette, et lui avait demandé du feu.
Fantômas avait-il reconnu le journaliste, et s’amusait-il à le provoquer volontairement ? C’était sinon certain, du moins probable, car Fantômas n’était pas homme à agir à la légère, à commettre, en un mot, sans s’en apercevoir, une bévue d’aussi grande importance.
Fandor, d’ailleurs, ne réfléchissait point à cela. Il ne réfléchissait même à rien du tout, car, cédant à un mouvement tout instinctif, à peine avait-il vu Fantômas qu’il se précipitait sur le bandit, pensant enfin pouvoir engager la lutte suprême, et triompher de celui qu’il poursuivait avec Juve depuis de si longues années.
Fantômas avait tourné derrière un amoncellement de bagages, évitant Jérôme Fandor, toujours avec son merveilleux sang-froid, et ricanant comme amusé par les événements qui cependant, d’une minute à l’autre, pouvaient se conclure pour lui de la plus sinistre façon.
Fantômas disparut derrière les bagages et apparut au bout de quelques secondes un peu plus loin sur le quai, de sorte que Jérôme Fandor, sans perdre le moins du monde sa piste, pouvait aisément se jeter sur ses traces et continuer la poursuite.
Jérôme Fandor, par malheur, devait avoir à lutter contre une suite d’événements qui, s’ils servaient merveilleusement les intérêts du bandit, paralysaient dans la même mesure les efforts du journaliste.
À cet instant, en effet, une cloche résonnait dans la gare d’Anvers, annonçant qu’il était temps pour les voyageurs du rapide de regagner leur place, et cela naturellement avait pour effet d’augmenter encore l’encombrement des quais.
Devant Jérôme Fandor, une foule de gens s’agitaient, courant en tout sens pour retrouver leurs wagons et ne faisant nullement attention aux imprécations du jeune homme qui, peu soucieux d’être poli, jouait des coudes, et distribuait des coups de poing sans la moindre vergogne.
— Place ! place ! criait Fandor.
Et il se précipitait toujours en avant.
Cette poursuite à la gare ne pouvait évidemment s’éterniser bien longuement. Il était certain qu’on allait à la fin remarquer les clameurs désespérées de Fandor, qu’on se précipiterait à son aide, qu’au seul nom de Fantômas on se grouperait sous ses ordres, et qu’en conséquence le bandit serait vivement acculé dans un coin, appréhendé, mis hors d’état de nuire.
Fandor espérait bien tout cela, mais, hélas ! Fantômas ne s’illusionnait pas plus à ce sujet que lui-même, et Fantômas, pour éviter cette extrémité fâcheuse, déployait en conséquence les trésors d’habileté dont il était coutumier.
Loin de courir, ainsi que le faisait Jérôme Fandor, Fantômas se contentait de marcher très vite. Il faisait de brusques détours, pivotait sur lui-même, revenait sur ses pas, et se dirigeait le plus possible dans la direction des salles d’attente séparant les quais d’embarquement de la sorte d’esplanade qui s’étend devant la gare d’Anvers.
Jérôme Fandor s’aperçut rapidement de sa manœuvre, comprit son but et son intérêt, et pesta de toute son âme.
— S’il quitte la gare, il m’échappe, songea le journaliste.
Et Jérôme Fandor, à son tour, avait cessé de crier. Dans le remue-ménage du train voisin, on n’entendait pas ses appels ; il fallait réserver sa voix pour donner l’alarme un peu plus tard.
Et, serrant les poings, furieux de ne pas même avoir le moyen de prévenir Juve dont il entendait brusquement les appels, Jérôme Fandor se hâta encore pour rejoindre Fantômas.
Par malheur, le bandit devait connaître la gare d’Anvers beaucoup mieux que ne la connaissait Jérôme Fandor lui-même. Il s’orientait donc à merveille, trouvait moyen de se glisser derrière un encombrement de chariots qui retardait Fandor, et se précipitait dans la salle d’attente.
Il avait encore une dizaine de pas à faire et il arrivait dans la cour de la gare où, sans le moindre doute, il lui serait relativement facile de disparaître et de s’enfuir.
— Nom de Dieu ! tonna Fandor, je suis fichu !
Il avait vu le geste de Fantômas, il l’avait vu ouvrir la porte de la salle d’attente, l’instant était décisif.
Alors, brusquement, Jérôme Fandor conçut une nouvelle idée.
Loin de se précipiter en avant, il rebroussa chemin en toute hâte.
La route derrière lui était libre car les voyageurs avaient tous repris place dans le train de Bruxelles, et les employés s’empressaient à fermer les portières et les verrous de sûreté du convoi ; Jérôme Fandor en profita pour courir librement et sortir du hall.
Quelle était donc l’idée du journaliste ?
Jérôme Fandor, au cours de sa poursuite contre Fantômas, avait, en réalité, tout bonnement remarqué que la gare se prolongeait assez loin et qu’il y avait un endroit où les quais n’étaient séparés de la voie publique que par une petite barrière. Enjamber cette barrière, sauter par-dessus, se jeter sur l’esplanade, et là, courir à perdre haleine de façon à prendre le plus court chemin et à couper la sortie à Fantômas, tel était le plan de Jérôme Fandor.
L’ami de Juve n’était jamais long à réaliser ce qu’il avait une fois décidé. Il lui fallait donc à peine quelques instants pour arriver haletant, époumoné, à la sortie de la gare, sortie que n’avait pas encore franchie Fantômas, il l’espérait bien, du moins.