— Ne parle pas, Bouzille, dépêche-toi !
— Mais j’me dépêche, m’sieur Fandor ! Et puis, c’est pas pour dire, mais trente sous du kilomètre que vous m’donnez, pour vous servir de béquille, là, vrai, c’est pas payé…
— Je te donnerai quarante sous, Bouzille.
— Alors, on va galoper.
La journée s’achevait. Il y avait une demi-heure que la fuite de Fantômas s’était réalisée, et Fandor et Bouzille avançaient le long de la grande route, se hâtant vers une destination inconnue.
Fandor, sitôt le drame, avait envoyé Bouzille aux renseignements. Il estimait que Fantômas serait en panne au bout de dix kilomètres, et il voulait à toute force savoir en quel endroit se trouverait Fantômas dix kilomètres plus loin.
Bouzille avait été interroger la garde-barrière et revenait trouver Fandor qui l’attendait sur la route.
— Voilà, déclarait-il : paraît que dans six kilomètres, m’sieur Fandor, on s’trouve à une station du chemin de fer, une halte, comme qui dirait, où les rapides s’arrêtent tout juste, rapport à un député qui est influent.
Fandor, en écoutant cela, devenait blême de rage.
Ainsi, le hasard allait encore servir Fantômas !… Six kilomètres plus loin, à l’instant où, fatalement, le bandit se serait aperçu qu’il allait être en panne, il aurait la chance de trouver un train dans lequel embarquer pour s’enfuir…
— Nom de Dieu !… jura Fandor.
Et, haletant, il interrogea Bouzille :
— Tu n’as pas demandé si un rapide passait prochainement ?
— Si fait, m’sieur Fandor, paraît qu’y en a un dans trente-cinq minutes.
— Dans trente-cinq minutes !
Et Jérôme Fandor se mordit les lèvres au sang. Dans trente-cinq minutes, Fantômas serait tranquillement arrivé à la gare. Or, dans trente-cinq minutes, Jérôme Fandor, lui, perdu en cette campagne déserte, sans moyen de transport, souffrant d’une entorse, ne pouvait pas espérer couvrir les six kilomètres…
— Il s’échappe ! grogna Fandor.
Mais à ce moment même une idée folle venait au journaliste :
— Bouzille, demandait-il. Où passe la voie du chemin de fer ? Nous sommes ici à côté d’une voie secondaire, mais la grande ligne ne doit pas être loin ?
— C’est bien possible, approuva Bouzille, mais je n’en sais rien.
— Va le demander, cours !
Bouzille, cinq minutes plus tard, revenait trouver Fandor.
— Paraît, disait-il, que la grande ligne, c’est là-bas, derrière les peupliers que vous apercevez.
Et narquois, ironique un peu, Bouzille ajoutait :
— Des fois, m’sieur Fandor, vous ne voulez pas vous rendre là-bas ? Vous n’avez pas l’intention d’aller agiter vot’mouchoir pour saluer Fantômas au passage ?
Bouzille cessa de plaisanter en entendant la réponse de Fandor :
— J’ai l’intention, disait le journaliste, d’arrêter le train, d’y monter et de brûler la cervelle à Fantômas si d’aventure il veut résister !
Une minute plus tard, Fandor et Bouzille cheminaient à travers champs.
Bouzille, qui ne perdait jamais de vue ses intérêts financiers, car il avait l’âme finaude d’un commerçant juif, Bouzille avait spécifié qu’il entendait toucher de l’argent s’il devait aider Jérôme Fandor.
Le journaliste, tout naturellement, n’avait pas discuté ses conditions. Il était donc entendu que Bouzille allait prêter son épaule à Fandor, qu’il lui servirait de béquille, comme il disait, et que ses bons offices lui rapporteraient quarante sous du kilomètre !
La difficulté, toutefois, n’était point de calmer les exigences, modestes, d’ailleurs, de l’excellent Bouzille.
Ce qui terrifiait Fandor, c’était qu’il ignorait l’heure exacte à laquelle passerait, sur le remblai, le rapide dans lequel certainement aurait pris place Fantômas après avoir abandonné sa voiture.
— Arriverons-nous à temps, se disait Fandor. Pourrons-nous arriver à temps ?
Et il pressait le pas, bousculant Bouzille, s’énervant au fur et à mesure que les minutes passaient, lentes, implacables, tendant l’oreille, croyant à tout instant entendre le sifflement du rapide, le brouhaha du convoi franchissant à toute vitesse les rails de fer.
Une autre angoisse d’ailleurs torturait Fandor.
Il avait dit :
— J’arrêterai le train.
Hélas, arrêtait-on un train ? Pouvait-on espérer faire stopper un convoi ?
Ah ! sans doute, Fandor ferait des signaux, essayerait d’attirer l’attention du mécanicien, mais celui-ci, penché sur sa machine, occupé à surveiller les signaux, occupé à manœuvrer, le verrait-il seulement ?
Et Fandor, angoissé au plus haut point, se demandait encore :
— Admettons même que le mécanicien m’aperçoive. Admettons qu’il comprenne mes gestes. Obéira-t-il ? hélas ! je ne peux pas me déguiser en agent de la compagnie, je ne peux pas même employer un geste conventionnel, j’ignore les signaux des chemins de fer, mordieu, j’ai toutes les chances du monde de ne pas pouvoir faire stopper le train !
Mais une telle pensée n’était pourtant pas de nature à décourager Jérôme Fandor. Tout au contraire, le sentiment exact des difficultés l’aiguillonnait, le talonnait.
— J’en viendrai à bout, mordieu !… j’en viendrai à bout !
Or, comme Fandor se pressait davantage, comme il était à moins de cinquante mètres du remblai, le jeune homme, blême de rage, s’arrêtait soudain :
— Trop tard, Bouzille. Trop tard !
Au lointain, en effet, on entendait le vacarme causé par le passage pesant d’un convoi sur un pont de fer.
— Trop tard !… répétait Fandor.
Il imaginait l’express dévalant à toute allure, lui passant sous les yeux, sans qu’il puisse rien tenter pour arrêter sa course.
Fandor, désespéré, avait presque les larmes aux yeux. La voix claironnante de Bouzille soudain s’éleva :
— Ma foi, disait tranquillement l’ancien chemineau, sûrement vous perdez la tête ! Il n’est pas trop tard du tout. Regardez donc, m’sieur Fandor : c’est pas l’rapide, c’est un train de marchandises qui s’avance. Ah ! celui-là, sûr, vous pourriez l’arrêter ! C’est pas comme l’autre… L’autre, y paraît qu’il suit à huit minutes par derrière, et qu’à c’t’endroit-ci, sauf’vot’respect, il fout le camp comme un zèbre qu’aurait la queue allumée !
Fandor, reconnaissant un train de marchandises, avait soupiré de soulagement.
— Allons vite, disait-il, en avant !
Et une lueur d’espoir semblait mettre une flamme de volonté dans ses yeux.
Chapitre X
Sous les roues d’un rapide !
Quelques instants plus tard, Fandor et Bouzille atteignaient enfin le remblai où passait la voie du chemin de fer, et sur lequel, dans le vacarme d’une course assourdissante, devait arriver bientôt l’express de Bruxelles que, très probablement, Fantômas, pour fuir, avait dû prendre. La voie, à cet endroit, était surélevée, elle décrivait une courbe assez rapide ; Fandor le remarqua en faisant la grimace.
— Fichtre, songeait le jeune homme, cela ne va pas être commode du tout de faire des signaux, le mécanicien ne les apercevrait pas, ou du moins les apercevrait trop tard !
Mais ce n’était pas le moment de réfléchir ; c’était moins encore la minute de se désespérer, il fallait agir et agir vite, si on ne voulait pas renoncer complètement à l’espoir d’un succès.
Et, aidé de Bouzille, et quoique son pied lui fît atrocement mal, Jérôme Fandor réussissait tout d’abord à escalader le talus du remblai et cela non sans peine, car il était encombré de ronces, de broussailles, ce qui gênait terriblement le jeune homme déjà fort empêché par sa foulure d’avancer lestement.
Fandor qui, en d’autres temps, eût mis quelques secondes à gravir ce talus, perdait donc à le franchir, plusieurs minutes. De plus, pour un instant, la douleur le terrassait, au point que, réellement épuisé, la sueur au front, il haletait en arrivant à la voie ferrée, sentait ses jambes se dérober sous lui, et devait, tout comme une masse, se laisser choir sur le sol.
Une telle défaillance pourtant n’était pas et ne pouvait pas être longue avec un homme d’une trempe analogue à celle de Jérôme Fandor.