— Salut, pardon, excuse…
Bouzille vit l’homme sursauter. Assurément, l’aiguilleur ne s’attendait pas à voir quelqu’un pénétrer dans sa cahute, assurément il s’inquiétait, ne connaissant pas Bouzille, ne devinant même pas en lui l’un des habitants de la région.
— Salut, répondit l’employé. Qu’est-ce que vous voulez ?
À ce moment, Bouzille prit une figure souriante. Il pensait se composer un visage charmeur et persuasif, et pour cela retroussait sa lèvre inférieure, ce qui dessinait tout juste un effroyable rictus qui lui donnait un air de férocité parfaite, car Bouzille n’avait plus de dents et n’avait jamais eu de râtelier.
L’aiguilleur le considéra avec une méfiance de moins en moins dissimulée. Il répétait bientôt :
— Qu’est-ce que vous voulez ?
À ce moment, Bouzille accentua encore son sourire :
— Voilà, déclarait-il d’une petite voix fluette, extraordinaire, qui paraissait une voix d’enfant… voilà, mon vieux… Faut fermer !
Or, à ce conseil l’aiguilleur paraissait plus étonné encore qu’auparavant :
— Faut fermer quoi ? demandait-il.
Bouzille se fit spirituel :
— Tiens, dit-il, c’est vrai… vous ne comprenez pas… Eh bien ! rassurez-vous, j’suis poli, c’est pas d’vot’gueule que j’parle quand j’dis : Faut fermer !
Bouzille riait béatement, attendant que l’aiguilleur voulût bien rire aussi, mais l’employé du chemin de fer était un homme taciturne qui gardait obstinément son sérieux.
— Faut fermer quoi ? demandait-il.
La façon dont il toisait Bouzille commençait à ne pas rassurer le chemineau.
Il répéta donc tranquillement, s’expliquant de son mieux, et voulant coûte que coûte remplir la mission dont Fandor l’avait chargé :
— Eh bien ! y faut fermer, voilà. Y faut fermer tout à fait…
Puis il prenait un air malin, il ajoutait :
— C’est rapport à une grosse affaire…
L’aiguilleur cependant commençait tout à fait à s’impatienter…
— Il faut fermer quoi ? bon Dieu ! interrogea-t-il d’un ton plus que brusque.
Il n’y avait pas en réalité, possibilité de tergiverser plus longuement. En faisant la grimace, Bouzille expliqua :
— Faut fermer le disque !
L’aiguilleur, à ces mots, sursautait :
— Fermer le disque… Comment, faut fermer le disque… Et pourquoi ça qu’y faut fermer le disque ?
Bouzille ricana :
— Mon vieux, déclarait-il, brusquement devenu familier et se trouvant des trésors de sympathie pour cet aiguilleur qu’il ne connaissait pas quelques secondes avant, mon vieux, j’vais te l’dire : c’est rapport à Fandor qu’a crevé le réservoir de Fantômas, parce que Juve a fichu le camp à Anvers le jour où il a pris l’automobile, même qu’il a failli s’empoisonner et que ça m’rapporte deux cent cinq francs, rapport à mes godasses !…
Ce discours était très clair dans l’esprit de Bouzille, et, par un phénomène surprenant, l’apparaissait aussi à l’aiguilleur. Toutefois, les deux hommes ne lui donnaient pas évidemment le même sens.
Bouzille pensait être compris, l’aiguilleur croyait comprendre…
— C’est un fou, se dit l’employé de chemin de fer.
Et, brave homme, point méchant, tranquillement, il conseillait :
— Ah oui, rapport à vos godasses !… Et ben, mon vieux, c’est pas ici qu’y faut vous adresser. C’est à l’autre disque… Tenez, là-bas, en plein champ…
Il écartait Bouzille ; l’aiguilleur inventait un prétexte quelconque pour l’expédier chercher un disque en plein champ. Cela, peut-être, eût réussi avec un véritable fou, mais ne pouvait évidemment convaincre Bouzille. Le chemineau, loin d’écouter son interlocuteur, se contentait donc de hausser les épaules.
— Non, répondait-il à son tour. Faut pas m’la faire, mon vieux. Très peu pour moi des petites blagues… Et pis, d’abord, ça presse. Faut l’arrêter, l’train !
L’aiguilleur, à cet instant, commençait à s’énerver. Il avait assez de travail pour ne pas perdre son temps, aussi marchait-il vers Bouzille, fronçant les sourcils et devenant menaçant :
— Ah ! faisait-il, ça ne prend pas ? Eh bien, ça va prendre tout de même. Allons, foutez-moi le camp, mon bonhomme… Débinez-vous. Moi, j’ai mon turbin à faire, je n’suis pas là pour ri…
L’aiguilleur n’acheva pas, car il arrivait une chose inattendue, une chose énorme, colossale, et qui prouvait à quel point Bouzille tenait à donner satisfaction à l’excellent Jérôme Fandor.
Bouzille, brusquement, en effet, s’était rappelé les excellentes leçons qu’il avait reçues à maintes reprises dans la pègre où l’on avait souvent voulu le convaincre qu’il n’était pas inutile de savoir donner un bon coup de poing dans le ventre, voire un excellent coup de tête.
Et Bouzille, brusquement, se révélait maître en l’art d’assommer son prochain.
Comprenant, en effet, que l’aiguilleur allait proprement l’écarter, Bouzille prenait rapidement le parti que lui imposaient les circonstances. Il se jetait sur l’aiguilleur, il lui portait avec la tête un coup si violent à l’estomac que le malheureux employé de chemin de fer, pris totalement à l’improviste, roulait sur le sol, plus qu’aux trois quarts suffoqué…
Le pauvre homme était assurément fort surpris de ce qui lui arrivait, mais à vrai dire Bouzille ne l’était pas beaucoup moins, en raison de ce qu’il avait fait.
Bouzille regardait, en effet, son adversaire écroulé sur le sol, et s’étonnait à part lui de l’avoir si proprement réduit à l’impuissance.
— Voilà ! pensait le chemineau. Voilà comment j’opère, moi… Ah ! c’est que j’suis costaud !
Il lui venait une bouffée d’orgueil, mais il ne s’abandonnait pas à la vanité, se rappelant vite que les circonstances exigeaient toute son attention, et qu’il importait pour lui d’agir, d’agir vite…
— Au plus pressé ! se dit Bouzille… D’abord, faut pas qu’y m’embête !
Bouzille tirait de ses poches, qui contenaient toujours une invraisemblable collection d’objets, une solide cordelette dont il se servait pour ligoter les poignets et les pieds de l’aiguilleur aux trois quarts évanoui.
— Y n’bougera plus, pensa Bouzille.
Puis, il ajoutait :
— Seulement, j’aimerais pas qu’y s’mette à gueuler !
Pour parer à cette éventualité qui pouvait, en effet, se réaliser, Bouzille sacrifia son mouchoir et en fit un bâillon.
— Mais, m’sieur Fandor, pensait-il brusquement… C’qui doit trouver l’temps long…
Dans la cabine de l’aiguilleur, Bouzille apercevait un levier sur lequel était inscrit la mention : disque.Ce levier était abaissé. Bouzille se précipita sur lui.
— En avant ! faisait-il, fermons la voie !
Bouzille releva le levier.
Cette manœuvre faite d’ailleurs, le chemineau, qui n’était pas méchant, se penchait sur son adversaire, qui le regardait avec des yeux terrifiés.
Bouzille pensait qu’il n’était peut-être point défendu de calmer un peu les appréhensions de sa victime.
— Eh… vieux, commença Bouzille, comment qu’ça va, les amours ?
L’homme ne répondait pas, naturellement, gêné par son bâillon ; Bouzille continua :
— D’abord, j’vais t’dire une bonne chose, c’est que je n’suis pas un assassin, et que faut pas t’faire de bile. Tout ça, tu verras, ça finira bien. La preuve, c’est que j’travaille pour des policiers…
Bouzille se croisait les bras, prenait un air d’importance…
— Je travaille avec Jérôme Fandor… Dame, c’est un mec qu’est à la redresse, c’est le copain à Juve… Justement, il est sur la voie, là-bas ; alors, tu comprends, il faut que le train s’arrête pour qu’il monte et qu’il pince Fantômas…
À cet instant précis le train passait devant la cabine de l’aiguilleur. Bouzille continua :
— C’est pour ça, mon vieux, que j’viens d’fermer le disque… Si j’l’avais pas fermé, une catastrophe se produisait. Maintenant, je n’t’en veux pas. Si tu veux venir boire un verre…