Or, à cette minute, le visage de l’aiguilleur bâillonné prenait une expression très différente. L’homme avait les traits congestionnés, les yeux hagards…
Bouzille crut qu’il étouffait…
— Attends, proposa-t-il. Ne t’émotionne pas comme ça, vieux frère. J’vas te donner de l’air…
Bouzille déliait le bâillon.
Or, il avait à peine défait le bandeau que la voix rauque de l’aiguilleur raisonnait.
L’employé de chemin de fer haletait :
— Une catastrophe ! Malédiction ! Mais le disque était fermé, nom de Dieu ! Tu viens de l’ouvrir, sûrement qu’elle va arriver, la catastrophe ! Et un supplémentaire de marchandises qui est devant le rapide ! Ah… c’est horrible ! C’est le tamponnement certain !…
Alors, Bouzille, affolé, se prit à s’enfuir, levant les bras au ciel, filant droit devant lui dans la campagne, ne sachant même pas où il allait…
Que s’était-il passé, cependant, et comment Bouzille changeant la position du disque, l’avait-il ouvert au lieu de le fermer, puisque Fandor l’avait vu ouvert ?
Le journaliste, en réalité, avait été victime d’une erreur bien compréhensible, et que Bouzille, s’il avait été moins étourdi, eût pu certainement expliquer lui-même.
Fandor, engagé dans la courbe, et apercevant le disque par-dessus les branchages des arbres, l’avait, en réalité, vu de profil. Il avait donc cru tout naturellement que le signal donnait la voie libre. Fandor ne s’était pas rendu compte qu’en réalité le signal était fermé, qu’il barrait la voie, mais qu’on ne pouvait s’en apercevoir qu’à condition d’être sur la partie de la voie qui, redevenue droite, était en quelque sorte parallèle à la portion de la ligne qu’apercevait Fandor.
Quel était donc le résultat de la manœuvre ordonnée par Fandor et réussie par Bouzille ?
Le train rapide qui emportait Fantômas, au lieu de stopper devant le signal, l’avait franchi à toute allure, il allait rejoindre et tamponner le train de marchandises, il allait surtout écraser Fandor.
Que devenait, en effet, le journaliste étendu sur la voie, s’apercevant que le train ne ralentissait pas, et se sentant immobilisé, incapable de s’enfuir ?
Fandor, à cet instant horrible, fermait instinctivement les yeux. La mort lui apparaissait si certaine, le frôlait de si près, semblait à ce point inévitable, qu’il jugeait inutile de tenter de lui échapper.
Que faire, d’ailleurs ?
Deux secondes encore et c’en était fini ; la pensée rapide de Fandor se reporta sur Juve qu’il ne verrait plus, sur Hélène… sur sa femme, qu’il ne presserait plus jamais dans ses bras…
Et c’était soudain une chose effroyable ! Dans un fracas de tonnerre, dans un bruit épouvantable, la locomotive fonçait sur le jeune homme… Jérôme Fandor vit l’énorme masse le frôler à le toucher… Il eut l’impression de l’écrasement inévitable, du broiement mortel.
Des rougeoiements, en même temps, incendiaient ses prunelles. Une brûlure vive le tenaillait à la jambe, la vapeur l’étouffait, le bruit augmentait encore…
Fandor perçut toutes ces sensations à la fois, avec une rapidité telle que son esprit ne pouvait même pas les noter. Toutefois, à l’instant même, il se disait :
— Mais, je ne suis donc pas mort ?
Et il connaissait l’étonnement affolant de n’éprouver, à part quelques brûlures, aucune douleur, aucune souffrance…
— Je deviens fou, pensa Fandor.
Le vacarme était toujours sur sa tête, il ouvrit les yeux…
Et soudain, Jérôme Fandor comprit ce qui venait de se passer ; il devina à quel miracle il devait réellement la vie :
À l’instant où la locomotive allait l’atteindre, Fandor, en une convulsion suprême de tout son être, s’était roidi.
Instinctivement, il s’était allongé autant qu’il l’avait pu ; il s’était aplati, collé au sol, s’étendant entre les deux rails. Les roues de la locomotive ne l’avaient point heurté. Sans être frôlé, il avait passé sous l’énorme machine, brûlé seulement par les étincelles et les escarbilles échappées du foyer, brûlé encore par la vapeur fusant des pistons, mais sauf néanmoins…
Jérôme Fandor comprit tout cela. Il le comprit en voyant que le train, long comme tous les trains rapides, continuait à passer au-dessus de sa tête. Les wagons défilaient les uns à la suite des autres, au-dessus de lui, sans le blesser…
— Décidément, j’ai de la chance, pensa Jérôme Fandor qui, déjà, retrouvait son sang-froid.
Que survenait-il cependant ?
Jérôme Fandor, à ce moment d’angoisse, était assez maître de lui pour noter le ralentissement soudain du convoi. Des freins criaient ; des wagons s’entrechoquaient ; à coup sûr, le train stoppait.
Le train n’avait pas encore, en effet, complètement dépassé Jérôme Fandor, toujours tapi sous les roues, qu’il s’immobilisait définitivement.
Alors le jeune homme écouta.
Des gens descendaient des wagons ; un conducteur du train sautait d’un fourgon qui dominait précisément le malheureux journaliste.
À cet instant, des voix criaient :
— Qu’est-ce qu’il y a ? que se passe-t-il ?
Les voyageurs du rapide, évidemment surpris par ce coup de frein violent qui avait immobilisé le convoi, s’interrogeaient les uns les autres.
Jérôme Fandor, anxieusement, attendit.
Brusquement, il se prit à tressaillir :
Un homme, dont il voyait tout juste, en-dessous des wagons, l’extrémité des jambes, un homme qui avait un pantalon bleu, souillé de graisse, un homme qui devait être le chauffeur ou le mécanicien, accourait :
Jérôme Fandor entendit crier :
— Faut chercher sur la voie. Bon Dieu de malheur ! dans la courbe, j’ai vu un type qui faisait des signaux, sûrement qu’il y avait quelque chose… Ah ! sapristi, j’ai pas pu bloquer à temps, on a dû lui passer dessus !
Jérôme Fandor entendit cela et sourit.
Il était de plus en plus maître de lui. Tranquillement, le journaliste murmurait :
— Parfaitement, le mécanicien m’a aperçu !… Eh bien, c’est tout ce que je voulais ! Il s’agit maintenant qu’on ne me revoie pas à nouveau, et, puisque le train est arrêté, que je réussisse à y prendre place.
À contre-voie, rampant, souffrant horriblement, Jérôme Fandor sortit d’en dessous du train.
Chapitre XI
Erreur policière
Sortir de dessous le train était évidemment facile, et du moment que Jérôme Fandor avait le courage voulu pour vaincre la terrible douleur que lui occasionnait son entorse, rien ne pouvait l’empêcher de quitter la périlleuse cachette où il se trouvait sans d’ailleurs l’avoir voulu.
Toutefois, si Fandor arrivait, au prix d’une horrible souffrance, à quitter le dessous du train, il n’était pas alors au bout de ses peines. Il fallait maintenant qu’il prit place dans le convoi, il fallait encore qu’il put y passer inaperçu, et cela dans l’intérêt de l’enquête qu’il menait, afin de ne point donner l’éveil à Fantômas qui, très certainement, devait se trouver dans l’un des compartiments du rapide.
Fandor se rendait fort bien compte de ces difficultés, et ne se les dissimulait pas.
— Jouons serré ! se dit-il. La partie est d’importance, et ma peau pourrait bien en être l’enjeu !…
Fandor ne pouvait pas en effet garder la moindre illusion à ce sujet. La lutte qu’il menait contre Fantômas depuis l’instant où il s’était jeté à sa poursuite dans la gare d’Anvers, était une lutte sans trêve, sans merci.
Fantômas, très certainement, avait voulu le séparer de Juve. Fantômas y avait réussi, mais le bandit devait être exaspéré par les dangers qu’il avait courus, par la chasse que lui avait donnée Fandor, chasse au cours de laquelle il avait été victorieux sans doute, mais qui cependant lui avait fait courir de redoutables dangers.
— Si Fantômas m’aperçoit, se dit Fandor, mon tailleur est un homme fichu… Jamais je ne lui paierai ma note, car je serai mort avant !
Fandor, éclopé comme il l’était, ne pouvant bouger qu’au prix d’intolérables souffrances, n’était guère en état d’affronter le Maître de l’épouvante, de lutter contre lui, et surtout d’en triompher. Si les deux hommes devaient en venir aux prises, Fandor, à moins d’un prodige, était vaincu d’avance, et devait payer de sa vie sa téméraire audace.