Le journaliste, toutefois, ne raisonnait pas. Il n’avait point l’habitude de discuter son devoir, ou de calculer avec le danger… et du moment qu’il estimait devoir poursuivre Fantômas, il le poursuivrait n’importe comment, n’importe quand, loyalement, en ennemi déclaré et qui fait une guerre sans pitié.
— Risquons le coup, se dit Fandor, avisons…
La nuit était tombée cependant. Au lointain, Jérôme Fandor apercevait, fort indistinctement, les employés de chemin de fer qui cherchaient les restes de son corps mutilé. Cela le fit sourire.
— Diable ! pensait Fandor… Je fais mentir l’Évangile. Il est écrit quelque part : « Cherchez et vous trouverez. » Je vois bien qu’ils cherchent et j’espère bigrement qu’ils ne trouveront pas !
Ne regardant plus ceux qui inspectaient la voie, Fandor s’occupa à trouver un moyen immédiat et pratique de prendre place dans les compartiments. Par malheur, il n’apparaissait pas que c’était chose possible, tout au contraire.
Tout d’abord, les voyageurs étaient en grand nombre descendus sur le ballast, d’autres demeuraient penchés aux portières ou grimpés sur les marchepieds des longs wagons à couloir ; il ne fallait pas songer à se mêler à eux et à passer inaperçu.
Fandor, réfléchissant, fit la grimace :
— Avec ça que c’est commode, ce que j’ai à faire, estimait-il. Je suis maintenant noir de charbon, brûlé en cinquante endroits, déchiré comme il n’est pas possible. De plus, je boite, plus bas encore que la justice. Si d’aventure j’essaye de me mêler aux voyageurs, personne d’entre eux ne me reconnaîtra. Sûrement je serai signalé, d’autant plus que ce train comporte tout juste des wagons de première et de seconde classe et que mon costume ne pourrait être acceptable que pour un voyageur de troisième…
Il y avait une autre remarque d’ailleurs qui devait décider Fandor à ne point se mêler aux voyageurs.
Parmi ceux-ci en effet, le journaliste le savait bien, devait se trouver Fantômas.
Où était exactement le Maître de l’effroi ? Où se trouvait le Génie du crime, le Tortionnaire ? En quel endroit précis se tenait-il ?
Cela, Jérôme Fandor l’ignorait, et cette ignorance devait le conduire à une très prudente méfiance.
— Ce serait du joli, pensait Jérôme Fandor, si je me flanquais dans ses pattes et si je prenais place dans son compartiment !… D’ailleurs je n’ai pas de billet…
La situation était vraiment embarrassante, et Jérôme Fandor, que la chance venait de sauver d’une mort horrible, eût peut-être pesté contre le hasard qui accumulait sur sa route les pires difficultés, s’il n’avait eu mieux à faire qu’à se répandre en des lamentations sans aucune utilité pratique.
— Allez donc ! songea-t-il. Tâchons tout bonnement de trouver moyen de brûler le dur !
Brûler le dur, c’est-à-dire voyager inaperçu, voyager sans billet, tel était en effet, le but suprême que devait viser Fandor.
Le journaliste, sorti de dessous le train, et profitant de ce que l’ombre de la nuit pouvait à la rigueur dissimuler les étrangetés de sa mise, continua à longer les wagons, marchant toujours à contre-voie, c’est-à-dire du côté où les voyageurs, par prudence, n’étaient pas descendus.
Or, Jérôme Fandor, brusquement, passait de la plus grande perplexité à la joie la plus parfaite.
— Ça, murmurait-il, ça m’était bien dû ! Mais enfin, tout de même, c’est une bonne veine !
Que venait-il donc de découvrir ?
Fandor, tout simplement, s’apercevait qu’entre deux wagons probablement chargés de bagages, se trouvait un wagon de marchandises, un truc recouvert d’une bâche sous laquelle se devinait la forme imprécise d’une automobile.
Jérôme Fandor n’avait pas besoin de réfléchir plus longuement pour deviner l’explication de la présence insolite d’un semblable véhicule ou plutôt d’un semblable chargement attelé à un train de voyageur.
Fandor était en effet trop sportif pour ignorer que l’on était à quelques jours seulement d’une grande épreuve internationale automobile qui devait se disputer aux environs de Paris. Il savait que des marques belges étaient engagées, il devinait sans peine que la voiture qu’il apercevait devait être une voiture de course qui, terminée trop tard, était expédiée de la sorte en grande vitesse accélérée moyennant, sans aucun doute, un supplément de prix formidable.
Mais tout cela importait peu à Fandor. Ce qui l’intéressait, ce qui le passionnait immédiatement, c’est que ce wagon de marchandises, bâché, contenant une voiture, allait le plus aisément du monde lui permettre de réussir ses projets.
— C’est merveilleux ! estima le journaliste… Je me glisse dans le wagon, je me hisse sous la bâche, je grimpe dans la bagnole, et ma foi je suis le mieux du monde… À coup sûr, le train fait arrêt à Bruxelles, j’aviserai en gare de Bruxelles à descendre inaperçu, à me faufiler jusqu’au guichet des billets, et ma foi, ce sera bien le diable si je ne trouve pas alors moyen d’envoyer une dépêche à Paris pour prévenir de l’arrivée de Fantômas et de me procurer un costume pour pouvoir, à ce moment, prendre place dans un compartiment de voyageurs !
Tout cela était fort bien raisonné, paraissait s’arranger à merveille, et Jérôme Fandor s’occupait à réaliser ses projets immédiatement.
Il éprouvait, il est vrai, une peine atroce, à se hisser sur la plate-forme du wagon de marchandises, mais il n’en était plus à une souffrance près.
Se glisser sous la bâche, en revanche, s’installer dans la voiture, était un jeu…
— C’est épatant, se dit Fandor, une fois étendu à la place du conducteur, et tranquillement accoudé sur le volant… C’est épatant ce que j’fais de l’automobile en ce moment… Tout de même, aujourd’hui, j’espère que ça finira pas par une autre culbute, je suis du bon côté du passage à niveau !
Le jeune homme s’installait au mieux, attendait quelques instants, puis soudain se prenait à sourire.
À travers la bâche qui le cachait parfaitement, il entendait en effet les cris des employés qui, maintenant, longeaient le train express.
— En voiture ! criaient-ils, en voiture !
Et de fait, c’était tout au long de l’express le remue-ménage affolé des voyageurs qui s’empressaient à regagner leurs places.
— Très bien ! pensa Fandor. Les pauvres bougres n’ont rien retrouvé du tout, le mécanicien doit être convaincu qu’il s’est trompé, qu’il n’y avait personne sur la voie… Sûrement il va faire un rapport, sa vigilance lui vaudra des félicitations, et le pire dommage de mes aventures sera que le train aura du retard.
À ce propos, le convoi démarrait, Fandor subitement éclatait de rire.
— Et Bouzille ! pensait-il. Que diable est devenu ce pauvre Bouzille ? Je crois bien que je le plaque… Bah, il se débrouillera. D’abord, pourquoi n’avait-il pas fermé le disque ?
Jérôme Fandor était évidemment injuste, mais il l’était sans s’en douter. Bouzille, comme il l’estimait, n’était d’ailleurs pas homme à ne point savoir s’arranger. Le vieux chemineau trouverait sûrement dans son esprit inventif, une ruse quelconque qui lui permettrait aisément de regagner Paris.
Le train quelques instants plus tard démarrait, il reprenait sa vitesse, fonçait à nouveau dans la nuit noire. Certes, les voyageurs, le mécanicien, Jérôme Fandor lui-même eussent été fort étonnés s’ils avaient su que, sans cet arrêt de quelques instants, un tamponnement effroyable se serait produit avec le train de marchandises.
Tout le monde l’ignorait, seul le mécanicien devait l’apprendre à la gare prochaine, mais l’enquête ne devait jamais faire savoir ni établir la succession des événements dramatiques qui s’étaient cette nuit-là écoulés sur le réseau.
Jérôme Fandor, cependant, installé dans la voiture de course, protégé par la bâche, se déclarait enchanté de la marche de son enquête.
Certes, il n’avait point encore vu Fantômas, mais il ne doutait point qu’il ne put le rejoindre bientôt, et il tenait pour assuré que le Maître de l’épouvante se trouvait dans le train.
Dès lors la difficulté de l’entreprise se simplifiait rapidement, Jérôme Fandor comptait sur une victoire, il y comptait fermement, ne la subordonnant qu’à une seule condition, pouvoir changer de vêtements et monter à Bruxelles au plus tard dans les wagons de voyageurs.