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Les paroles de Bouzille étaient fortement embrouillées, et totalement incompréhensibles. Juve n’y prêta pas attention. Il suivait le chemineau qui traversait la Seine et commençait à descendre sur les berges, il demandait encore :

— Bouzille, il faut me renseigner. Qu’appelles-tu l’enfer ? Un bouge ? un mastroquet ?

— Non, dit Bouzille, c’est un trou…

Et comme Juve le regardait avec surprise, ne comprenant point et ne pouvant pas comprendre ce qu’il voulait dire, il repartait avec un grand sérieux :

— Voilà, m’sieur Juve ! C’est rapport aux flics et aux quarts d’œil qui sont toujours à faire des embêtements aux bougres qu’ont pas d’chapeau haut de forme. Alors, n’est-ce pas, tranquillement, on a trouvé ceci… et quand j’dis on, vous comprenez, je parle d’un groupe de gars qu’ont rudement pas froid aux yeux… On a trouvé ceci qui est un asile et où l’on est le plus tranquille du monde. C’est un trou, et c’est l’enfer !

— Bouzille, tu te fiches de moi, interrompit Juve. Je ne comprends rien à ce que tu me racontes, parle nettement où je me fâche !

À cette menace, Bouzille levait les bras au ciel, prenait un air si désespéré que sa figure, naguère souriante, devenait étrangement comique.

— Mais j’parle clairement, affirmait Bouzille… J’parle français, aussi… Un trou, quoi… c’est un trou, c’est un truc creux dans lequel il n’y a rien… Et puis d’abord, y a pas besoin de chercher midi à quatorze heures, m’sieur Juve, vous devriez deviner… l’enfer, c’est un trou, un trou dans lequel y a des gars, des gars qui n’ont peur de rien et qui s’sont fichus en république…

Les paroles de Bouzille étaient cependant si peu claires que Juve cette fois s’emportait :

— Et ce trou, demandait-il rudement, où est-il ?

Bouzille tapa du pied sur la berge :

— Là, déclarait-il.

Or Juve ne voyait rien.

— Bouzille, commença le policier, ça va sûrement se gâter !

Mais les menaces de Juve ne paraissaient plus désormais impressionner le chemineau.

— Quand j’dis la vérité, poursuivait Bouzille d’un ton indigné, j’aime pas qu’on m’dise que j’mens… Moi, ça me met dans des états… D’ailleurs, j’vais vous l’montrer, vot’trou, m’sieur Juve ! Oui, j’vais vous l’montrer, et vous pourrez r’garder des fois si c’est là qu’est l’cadavre !

Bouzille, tout en parlant, traversait la berge, se dirigeant vers la pente qui surplombe le fleuve.

— Parce que, n’est-ce pas, ajoutait-il, vous comprenez bien que si moi j’ai pu voir quelque chose de d’sus l’pont, il est bien évident que de l’enfer on a pu voir mieux encore. Donc…

Bouzille, à ce moment, se livrait à un étrange exercice. Il s’était couché sur le sol, à plat ventre, il se traînait vers la Seine, et, bientôt, se retenant au rebord du quai, il se laissait pendre au-dessus des flots.

— Allez ! faites comme moi !… proposait Bouzille.

Juve imita la manœuvre du chemineau, commençant à se demander ce que tout cela signifiait.

Or, comme Juve se retenait ainsi à la berge, il voyait distinctement, juste à côté de lui, la porte noire d’un égout qui semblait abandonné.

Bouzille, du bout de son soulier, heurtait violemment la grille.

Il se passait alors quelques minutes, puis une voix cassée, enrouée, une de ces voix de misère et de crime qui suffisent à causer l’épouvante, s’informait :

— Qu’est-ce qu’est là ? Qui c’est-y qui frappe ?… On est complet !

Bouzille eut un clignement d’yeux pour Juve qui, fort intéressé, se gardait bien d’intervenir. Bouzille, toutefois, répondait déjà :

— Complet à l’intérieur, sans doute, mais l’impériale, c’est à volonté…

Ce devait être là le mot de passe qui produisait immédiatement son effet. La porte tournait sur elle-même en une seconde, et Juve, à l’instant, apercevait le plus extraordinaire comme le plus effarant des spectacles.

La porte de l’égout donnait, tout comme l’avait fait pressentir Bouzille, sur une sorte de long boyau étroit, empuanti, formant un véritable trou, une grotte réelle, dominant le lit du fleuve. Au-dehors, c’était la nuit, mais dans ce réduit ignoré, une orgie semblait se dérouler, car une dizaine d’individus s’y trouvaient rassemblés, buvant chacun dans de grandes bouteilles qu’ils vidaient rapidement, et engloutissant en hâte d’énormes morceaux de viande, qui probablement avaient été volés à quelque étalage de boucher.

Bouzille, toutefois, interrompait rapidement les remarques de Juve.

Le chemineau, en effet, ne laissait pas au policier le temps de la réflexion. Bouzille se glissait à l’intérieur et faisait signe à Juve d’avoir à le suivre. Juve, naturellement, n’hésitait pas, sautant derrière Bouzille, cependant qu’un petit frisson lui courait au long de l’échine.

Juve, en effet, durant sa longue carrière de policier, avait vu bien des spectacles abominables, avait connu bien des assassins épouvantables. Il n’avait jamais, toutefois, imaginé un taudis, un repaire, offrant un spectacle comparable à celui qu’il avait sous les yeux.

Dans cet égout désaffecté que les services de la ville n’avaient évidemment jamais l’occasion de visiter, dans cette merveilleuse cachette insoupçonnable des badauds flânant sur les quais, et formant en vérité le plus sûr et le meilleur des asiles, une bande d’une dizaine d’individus se trouvait rassemblée. Il y avait là des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards.

Tous avaient des sombres figures de brutes, tous semblaient réduits à la plus abominable des misères.

Rien, dans ce taudis étrange, ne rappelait les ameublements ordinaires, si misérables qu’ils fussent, des repaires d’apaches.

L’enfer, que visitait Juve en compagnie de Bouzille, échappait à toute description.

C’était moins qu’une écurie, c’était presque une redoute…

Aux murs, des couteaux et des brownings tout chargés attendaient qu’on voulût bien les employer. Sur le sol, une couche de paille, tassée par endroits, indiquait que les habitants n’étaient point difficiles pour leurs lits.

Juve, surpris, respirait l’atmosphère infecte de ce trou sans air à peine éclairé par la lueur clignotante d’une chandelle de suif pendue au mur, Juve se demandait si les gens qui étaient là devant lui, qui l’entouraient, étaient réellement des hommes et n’appartenaient pas plutôt à la classe des animaux.

— Les sans-travail de Londres, pensait Juve… les facchini de Naples dont ou parle toujours, qui vont, affirme-t-on, complètement nus dans les rues, ne sont à coup sûr pas aussi pauvres que ces misérables. Ils sont en tout cas moins effarants…

L’entrée de Juve, toutefois, dans un tel milieu, ne pouvait pas passer inaperçue. Bouzille, très à son aise, prodiguait des sourires, tentait de faire des mots, annonçait de sa voix aimable :

— Voilà… c’est rapport ce qu’on a peur des flics qu’on est v’nu, l’copain et moi, vous d’mander l’hospitalité !

Mais les paroles de Bouzille ne semblaient pas porter… On ne l’écoutait guère. Les sinistres individus qui entouraient Juve semblaient même feindre de ne pas les entendre.

Dans leurs mains brillaient déjà des couteaux ; une flamme de colère s’allumait dans leurs regards. Juve, à cet instant, frémit. Si d’aventure on voulait l’assassiner, la chose ne serait évidemment pas difficile, et c’est à peine s’il pouvait se défendre dans ce repaire où il venait de s’aventurer en dépit de toute prudence, où il n’avait point les mouvements libres, où dix hommes pouvaient se ruer sur lui sans qu’il eût seulement à tenter l’esquisse d’une défense…

L’émotion de Juve, précisément, s’augmentait d’autant plus que, se sentant dévisagé, regardé des pieds à la tête, on ne lui adressait pas tout de suite la parole. Il comprenait fort bien, en effet, que les habitants du bouge, interloqués par sa venue, réfléchissaient avant d’agir.

— Si je ne trompe pas ces brutes, pensa Juve, il n’y a pas d’espoir de sortir d’ici !

Et il se rappelait la phrase de Bouzille : l’enfer, c’est un trou dans lequel on peut bien entrer, mais dont personne n’est jamais ressorti.