Juve, toutefois, tranquillement désormais, croisait les bras. Il semblait à son tour vouloir intimider les chefs de la bande, car, lentement, il portait ses regards sur le visage des assistants.
On eût dit à ce moment les préparatifs, les préliminaires d’un duel terrible. D’un côté, il y avait les dix brutes dérangées dans leur caverne, terrifiées par l’apparition de cet inconnu dont ils n’étaient que trop portés à soupçonner la qualité d’agent de police, de l’autre il y avait Juve, Juve tout seul, qui s’apprêtait à vendre sa vie le plus chèrement possible.
Le silence toutefois ne pouvait se prolonger. Au bout de quelques minutes, l’un des hommes interrogeait :
— Alors, des fois, qui c’est qu’t’es, toi, le mec ?
Juve hésita.
Devait-il brusquement dire : « Je suis Juve ! » tirer alors son revolver et tenter d’en imposer à ceux qu’il avait devant lui ? Devait-il, au contraire, faire silence, ne point brusquer les choses, et seulement viser à échapper au terrible danger qu’il courait ?
Juve dut prendre une décision, car c’était d’un ton tranquille, assuré, calme, en souriant même, qu’il répliquait :
— Vous cherchez qui je suis ? En vérité, mes bons amis, vous m’étonnez beaucoup. Voyons… un petit effort… cherchez bien et vous trouverez !
Juve parlait avec une politesse extrême, parlait surtout avec une si tranquille assurance, que les membres de la bande s’entre-regardèrent stupéfaits.
Bouzille à ce moment trembla :
— Ça commence mal, pensait le chemineau… M’sieur Juve veut même pas parler argot, sûrement ça finira mauvais…
Juve, toutefois, faisant toujours preuve de son extraordinaire sang-froid, repartait bientôt :
— Ainsi, vous ne me reconnaissez pas ?
Il y eut un silence.
— Vous ne devinez rien ? continuait Juve. Vous êtes tous là qui me regardez, et y en a pas pour s’écrier : Tiens, c’est un tel !
Or, comme Juve finissait de parler, la paillasse sur laquelle il marchait s’agitait dans un coin… Un homme était couché là, que Juve n’avait même pas vu, qui sortait de sa cachette, s’agenouillait lentement, avec les mouvements pénibles du misérable qui est toujours las et courbaturé de sa vie de misère… Juve fixa cet homme, et l’homme le fixa…
Le silence s’éternisait toujours, Juve le rompit :
— Tas d’imbéciles ! fit-il.
Puis, il demanda :
— Qui est le chef ?
— Moi ! fit l’homme qui se levait.
— Approche, commanda Juve.
L’individu, de son pas traînard, avança vers le policier, les mains dans ses poches, le regard dur.
Juve insista :
— Si tu es le chef, tu dois être plus malin que les autres. Allons, parle. Qui suis-je ? Comment Bouzille m’a-t-il donné votre adresse ?
Or, à cet instant brusquement, l’homme qui frôlait Juve se rejetait en arrière.
— Ah ! bon Dieu ! commençait-il. Sang de malheur !… Je te reconnais !
Juve, à cet instant, frémit. Il n’avait évidemment pas prévu cette réponse, et, maintenant, il regrettait d’avoir posé la question.
Peut-être, en effet, dans sa tête, le policier avait-il inventé une ruse subtile… Il s’apprêtait à dire : « Je suis un tel. » Mais si l’homme le reconnaissait, si l’homme savait qu’il était Juve, sa ruse était déjouée d’avance, et lui était perdu…
Or, ce qui arrivait était tout au contraire fort avantageux pour Juve. L’homme, en effet, s’étant reculé, haussait les épaules.
— Non, faisait-il, c’est pas toi !… J’pensais que t’étais un mec à la r’dresse avec qui j’ai fait dans le temps une vieille dans un train, mais c’est pas toi !
Juve reprit alors toute son assurance. Un fin sourire même passait sur ses lèvres. Brusquement, il fit un mouvement.
— Et maintenant, demandait Juve, sais-tu qui je suis ? Dis, chef ?
Juve ouvrait la main droite. Il jetait à ses pieds deux objets qu’il tenait. L’un était un poignard, l’autre était une sorte de massue.
D’où avait-il tiré ces deux armes ? Que signifiait donc son geste ?
Le chef, à cet instant, sursautait d’étonnement, pendant que les membres de la bande, en désordre se levaient, en poussant des exclamations.
Le chef, lui, blême de rage, serrant les poings, marchait sur Juve :
— De quoi ? faisait-il. V’là que maintenant t’as mon casse-gueule et mon eustache dans les pattes ? Où qu’tu les as pris ?
— Dans ta poche, dit Juve.
Et le policier s’assit.
Juve, vraiment, était merveilleux et calme. Il contemplait le désarroi de ceux qui pouvaient d’une minute à l’autre se jeter sur lui, et il semblait parfaitement rassuré sur l’issue de l’aventure.
Juve expliqua :
— J’ai pris ça dans ta poche, imbécile, pour t’aider à deviner mon nom… Tu n’y arrives pas ? Très bien, je m’présente : écoutez, vous autres. Je suis Job Askings…
Or, à ce mot, tous les misérables se précipitèrent vers Juve, les mains tendues, l’air radieux.
Seul, Bouzille peut-être, demeurait immobile.
Bouzille était littéralement stupéfait.
— Eh bien, murmurait-il, ça, c’est marrant. Il en a plutôt du culot, m’sieur Juve !
Mais qui donc était Job Askings ?
La pègre, les assassins, les voleurs, ceux qui vivent en marge de la société et qui sont, à travers l’organisation civilisée du monde, des bêtes sauvages, aux appétits formidables, aux instincts terrifiants, ne sont pas en réalité ce que les déclarations policières ordinaires tendraient à faire supposer.
La police, pour excuser son manque d’action générale, l’imprévoyance de ses agissements, prétend en effet et tient à prétendre que les malfaiteurs agissent isolément et ne se connaissent pas entre eux.
La vérité est fort opposée. La pègre est au contraire fort unie et tout le monde se connaît parmi ceux qui vivent dans la crainte de la loi.
La pègre a donc ses célébrités, ses grands renoms, ses gloires.
Juve, en se faisant passer pour Job Askings, osait incarner en présence des bandits l’un des hommes les plus fameux, l’un des plus dangereux modèles que les misérables du monde entier respectent et vénèrent.
Job Askings, certes, n’était rien auprès de Fantômas ! Toutefois, sa personnalité comptait. Job Askings était l’homme qui pouvait prétendre au titre de Roi des voleurs, si Fantômas était légitimement le Roi du crime.
Job Askings avait jadis volé, et cela se savait, le propre porte-monnaie d’un président de cour d’assises occupé à le juger. On contait encore qu’une autre fois, il avait trouvé moyen de subtiliser au bourreau le couperet qui devait servir à exécuter un camarade ! Job Askings avait, disait-il, des secrets extraordinaires, des trucs inouïs pour dévaliser sans qu’ils pussent seulement s’en douter, les gens les plus méfiants et les plus précautionneux. C’était le Roi des pickpockets, c’était le Prince des détrousseurs.
Comment, dès lors, les habitants de l’enfer n’auraient-ils pas fait fête à Juve qui prenait son personnage ?
Le policier venait de réussir un coup qui, certainement, devait empêcher que le moindre doute, le moindre soupçon, pût se poser sur lui.
Juve, profitant de l’instant où le chef l’avait frôlé, avait tranquillement volé celui-ci. L’habileté dont il avait fait preuve n’était-elle pas un sûr garant de sa personnalité réelle ?
Les membres de l’enfer le pensaient si bien qu’un quart d’heure plus tard, Juve et Bouzille étaient admis à trinquer avec eux tous, et que même, à Juve, les membres proposaient :
— Dis, Job, veux-tu être not’chef ? Veux-tu nous donner des leçons, au moins ? Ah, si seulement tu voulais nous guider, sûrement on serait les rois de Paris, on gagnerait tout c’qu’on voudrait !
Mais Juve ne prenait aucun engagement, Juve se contentait de répondre :
— Je verrai… aujourd’hui, je ne puis rien, plus tard peut-être accepterai-je de vous initier à quelques-uns de mes trucs…
Juve, d’ailleurs, ne perdait point de vue le but qui l’avait conduit dans ce repaire abominable. Il questionnait donc habilement les habitants de l’enfer. Il leur demandait, cependant que Bouzille, déconcerté, se taisait et s’occupait seulement à boire le plus possible, s’ils n’avaient point eu connaissance d’un cadavre traîné entre deux eaux et emporté par de mystérieux bateliers.