Jules commença tout naturellement par gagner la salle d’exposition, désireux d’inspecter les morts qui se trouvaient étendus là et que le public, dans un instant, allait être admis à contempler dans l’intérêt de la justice.
Or, Jules ne faisait pas trois pas dans la salle d’exposition qu’il poussait encore un grand cri, et, cloué par la stupeur, demeurait immobile, tremblant de tous ses membres.
Il était à nouveau en présence du mort ; il voyait à nouveau l’extraordinaire cadavre, et, cette fois, il le voyait étendu sur l’une des civières, la tête tournée vers la direction de la grande vitre qui sépare le public des cadavres exposés !
Jules, immobile, haletant, contempla le mort fort longuement. Puis il retrouvait un peu de sang-froid, il songeait :
— Bon Dieu, que j’suis donc bête !… Sûrement, c’est un collègue qui l’a ramassé dans la cour et qui l’a apporté ici…
Mais il n’y avait aucun collègue d’arrivé.
Personne ne devait être entré à la morgue.
Jules, troublé au plus haut point, se décida à ouvrir les portes au public et à se taire au sujet de ses aventures.
C’était à l’instant précis où il allait ainsi opérer que Bouzille était arrivé.
Que s’était-il donc passé ?
En réalité, les événements qui surprenaient le gardien étaient extraordinaires, mais ne l’étaient tout de même pas au point que celui-ci pouvait le croire en leur prêtant un caractère surnaturel.
Nul mort ne bougeait et n’éternuait dans les bâtiments de la morgue, et c’était bel et bien un vivant qui occasionnait tous les effrois du malheureux garçon.
Ce vivant, d’ailleurs, se trouvait bien involontairement jouer le rôle qu’il remplissait, et peut-être eût donné beaucoup pour pouvoir s’affranchir de la comédie sinistre qui, soudain, lui incombait.
À la sortie de la gare du Nord, alors qu’ayant constaté qu’il n’était pas Fantômas, les agents de police le remettaient en liberté, Fandor n’avait, naturellement, fait qu’un saut jusqu’au domicile du policier Juve.
Juve n’était pas chez lui, puisque Juve, à ce moment, se trouvait en compagnie de Théodore Gauvin, puis ensuite accompagnait Bouzille à l’enfer.
Fandor, ne trouvant pas Juve, avait d’abord décidé d’attendre le policier.
Pour charmer ses loisirs cependant, il avait fouillé dans les papiers de Juve, lu toute une pile de journaux, parcouru des rapports de police, et cela naturellement l’avait conduit à faire des découvertes pour le moins extraordinaires…
— Ça, par exemple, c’est plutôt fort ! se disait-il à lui-même. Voilà maintenant que Juve a trouvé un cadavre qui me ressemble !… Voilà que ce cadavre est à la morgue ! Bon Dieu, je serais bien curieux de connaître l’explication de ces choses !
Et Fandor était, en effet, si curieux d’avoir le mot de l’énigme que, laissant sur la table de Juve tout bonnement un mot : Vous inquiétez pas de moi, je vais bien, le journaliste partait à la même minute pour se rendre à la morgue.
Jérôme Fandor arrivait au bâtiment sinistre quelques instants avant Bouzille et, quelques minutes après le garçon Jules. Il trouvait donc la porte ouverte, et pénétrait dans la cour.
Or, le journaliste était à peine dans la morgue qu’il songeait que peut-être bien son apparition en ces lieux n’était pas utile. Il ne connaissait pas les enquêtes de Juve, il ignorait donc si celui-ci avait toujours besoin de le faire passer pour mort…
— Bigre, estima Fandor, je vais peut-être bien faire des gaffes ?…
Il en était là de ses réflexions lorsque le garçon Jules revenait, et, ayant déjà constaté la disparition du cadavre de Daniel volé par Fantômas, se trompait naturellement à la ressemblance du jeune homme et prenait Fandor pour le mort.
Le journaliste pensa à ce moment :
— Ça se complique bougrement !…
Mais il joua son rôle avec courage et ne bougea point.
Jules, cependant, s’enfuyait effrayé…
Fandor décida de prendre la fuite ; par malheur, il se trompait de porte dans sa précipitation ; il enfila des couloirs, tourna en tous sens, revint sur ses pas, finit par pénétrer dans la salle d’exposition…
À ce moment, Jules revenait.
— Bon Dieu de bon Dieu ! jura Fandor, je n’en sortirai pas !
Et toujours pour éviter des questions indiscrètes, il s’étendit sur une table, ne bougea pas.
Deux secondes plus tard, Jérôme Fandor faisait la grimace ; Jules ouvrait les portes au public, et, à peine de causer un scandale effroyable, le journaliste ne pouvait plus bouger…
— Fichu métier ! pensait-il. Me voilà décidément engagé dans la figuration de la morgue !
Jules, cependant, achevait de conter l’étrange aventure à l’excellent Bouzille. Le chemineau, à cet instant, hochait la tête d’un air entendu.
— Ça n’est rien, affirma-t-il, tu as eu une lubie, mon vieux, et voilà tout… Un mort, crois-moi, ça n’revient pas, et quand on est claqué, c’est pour longtemps !…
Bouzille, cependant, ayant rassuré son excellent collègue, trouvait moyen de s’éclipser pendant quelques instants et d’aller téléphoner à Juve.
— Allô ! disait-il. Figurez-vous, m’sieur Juve, qu’il se passe ici des choses rudement extraordinaires. À la morgue, y a l’cadavre de Daniel qu’a disparu, d’après ce que me dit mon collègue, puis qui est r’venu !…
La communication, par malheur, était mauvaise ; Juve n’entendait guère les explications de Bouzille, et c’était tout juste si le chemineau pouvait comprendre que le policier lui annonçait sa venue.
Juve, rentré chez lui, en effet, avait tressauté de plaisir en trouvant le mot de Fandor.
— Fandor est là, s’était-il dit, bon, cela va bien ! Je suis désormais libre de filer à Grenoble pour interroger cette M me Verdon, dont m’a parlé Théodore Gauvin !
Juve avait compulsé l’indicateur, vu qu’il avait un train dans une heure et demie, et fait sa valise… Il était prêt quand le coup de téléphone de Bouzille arrivait ; décidé à tirer la chose au clair, Juve partait immédiatement à la morgue, voulant une fois pour toutes s’assurer que Bouzille s’était trompé, que le cadavre de Daniel était toujours là, et que rien d’extraordinaire n’était survenu.
Or, à la morgue, naturellement, Juve apercevait bien un cadavre qu’il prenait pour le cadavre de Daniel.
Mais ce dont le policier ne se doutait point, pressé qu’il était d’aller sauter dans son rapide, c’est que ce cadavre était en réalité un vivant et que ce vivant c’était Jérôme Fandor…
Juve, rassuré par un premier coup d’œil, tançait d’importance Bouzille.
— Tâchez donc d’être un peu plus sérieux, lui disait-il. Voilà deux fois que vous me dérangez pour rien !
Et Juve, immédiatement, sauta dans un taxi.
À ce moment, étendu sur sa table, Jérôme Fandor, furieux, pestait :
— C’est assommant, songeait le jeune homme, c’est tout simplement assommant de jouer les cadavres !… Juve ne m’a même pas reconnu, et d’un autre côté je ne pouvais pas lui dire bonjour ; il y avait dans le côté du public quarante personnes qui, certainement, auraient perdu la tête !
Quelqu’un qui, en revanche, ne perdait pas la tête, ne paraissait même qu’à moitié étonné, le soir même, à sept heures, lorsqu’il entrait dans la salle d’exposition, c’était Bouzille, lorsque celui-ci s’apercevait que le soi-disant cadavre de Daniel était en réalité Fandor…
Fandor, en effet, las de l’immobilité qu’il avait dû feindre tout le jour, s’était tant soit peu retourné. Bouzille, voyant cela, s’était approché du cadavre et le regardait de si près, qu’incapable de résister, Fandor finissait par éclater de rire…
Bouzille avait bien à ce moment un petit mouvement d’étonnement, mais sa continuelle tranquillité d’âme lui permettait de retrouver vite son éternel sang-froid.
— Tiens, c’est vous ? faisait-il.
Et ce fut au tour de Jérôme Fandor d’être surpris.