Le jeune homme, pourtant, acquiesça :
— Eh bien, oui, c’est moi… disait-il, c’est tout à fait moi !
Un instant plus tard, Fandor confessait Bouzille, apprenait les aventures de la nuit précédente, le vol d’un cadavre par Fantômas, l’enquête de Juve, la stupéfaction du garçon Jules.
À cet instant, Fandor comprenait tout.
— Bon, bon, finissait-il par se dire ; c’est Fantômas qui a volé le cadavre de Daniel, dont à coup sûr il a besoin… Juve s’est trompé en me voyant. Eh ! eh !… ma foi, mais cela me donne une idée !
Un instant, Fandor réfléchissait, puis brusquement, il mettait sa main sur l’épaule du chemineau :
— Bouzille, demandait Fandor, veux-tu gagner cinq louis ?
— Sûrement, répliqua Bouzille, c’est pas des questions, ça…
— Alors, continua Fandor, tu vas te taire. Personne ne doit savoir que je suis cadavre en ce moment.
Mais pourquoi ça, m’sieur Fandor ?
— Eh, imbécile !… parce que je devine quelque chose de fort important. Parbleu, lorsque Fantômas saura qu’il y a à la morgue un cadavre qui passe pour le cadavre de Daniel, alors que lui-même est convaincu de l’avoir volé, il est probable qu’il viendra faire ici un tour pour se renseigner. À ce moment-là, je lui sauterai à la figure…
Le plan du journaliste était simple, Bouzille daigna l’approuver.
— Bon, bon, pas trop mal… fit le bonhomme d’un air entendu… Seulement, comment qu’on va s’arranger ? Moi, j’ai des ordres… je dois vous coller dans le frigorifique, et, là-dedans, dame ! y n’y a pas d’air et il fait trente degrés de froid ; sûrement que vous en claquerez, m’sieur Fandor…
Mais Fandor avait réponse à tout :
— Je n’en claquerai pas, disait-il, parce que tu vas me faire le plaisir de ne pas ouvrir les robinets d’air froid communiquant avec la niche où je serai, et que, d’autre part, tu perceras des trous dans la porte de bois… Est-ce entendu ?
— Non, dit Bouzille… parce que tout ça, ça vaudrait au moins deux louis de plus…
À cette réponse, Fandor éclatait de rire :
— Quel vieux juif tu fais ! disait-il. Mais soit, j’accepte tes conditions… Par exemple, tu m’apporteras à manger tous les jours…
— Si vous n’êtes pas trop difficile ! riposta encore Bouzille.
Au même moment, Juve, dans le compartiment du train qui l’emportait à Grenoble, se disait :
— Le cadavre de Daniel est à la morgue, je puis donc être bien tranquille à ce sujet, et en toute paix enquêter dans le Dauphiné…
Chapitre XVI
L’effroi au village
— Allons, mes enfants ! Allons ! Un peu de silence ! L’heure a sonné, taisons-nous. Vous, Michel, si vous n’êtes pas sage, vous serez consigné jeudi.
Cette menace évidemment produisait son effet, non seulement à l’égard de l’intéressé, mais encore auprès de ceux de ses camarades qui l’entouraient.
Ceci se passait à l’école devant la porte de la classe des moyens.
Il était environ deux heures un quart, et l’on allait commencer la classe d’histoire de France. Les élèves, des gamins d’une douzaine d’années, après être rentrés en se bousculant, dans la classe, finissaient par s’installer à leurs places respectives, à sortir de leurs sacs les cahiers et les livres nécessaires au travail, et à se disposer à écouter le maître.
Celui-ci, un petit jeune homme de vingt-cinq à vingt-huit ans, au visage pâle, à la silhouette mince et fluette, était vêtu d’une redingote râpée, et portait sur le nez un binocle cerclé d’or.
C’était l’instituteur qui professait dans l’école laïque du quartier de la gare, à Grenoble.
Les premiers jours du printemps s’annonçaient par de clairs rayons de soleil, et encore que le froid fut très vif le matin et le soir, on laissait volontiers les fenêtres ouvertes, pendant les heures de l’après-midi où la lumière se faisait la plus intense et la plus chaude.
Michel, que le professeur avait déjà admonesté, grimpa sur le bord de la fenêtre, et, avec une lenteur calculée de paresseux qui gagne quelques instants sur la durée de la classe, il s’escrima avec les battants de la fenêtre, afin de les ouvrir pour laisser pénétrer l’air pur de l’extérieur.
Puis Michel s’abîmait dans la contemplation du panorama qui se déroulait devant lui.
Dans ces pays de montagnes, tout est paysage et tout est paysage pittoresque.
Certes, la fenêtre de l’école laïque, école construite sur le modèle classique de toutes les écoles de France, donnait sur une cour plantée de petits arbres, dont l’aspect n’avait rien d’artistique.
Mais il suffisait de lever les yeux, de regarder par-dessus le mur de l’école, distant de la fenêtre d’une trentaine de mètres, pour découvrir le plus merveilleux spectacle qu’il soit possible d’imaginer.
On apercevait au premier plan venant vers l’école comme si elle fonçait dessus, puis faisant un coude brusque au pied de la maison, l’Isère qui roulait ses flots neigeux et perpétuellement tumultueux. L’Isère, véritable torrent, qui grossit à la fonte des neiges, au point de devenir une rivière puissante et parfois redoutable, l’Isère provenant de la superbe vallée du Grésivaudan entre les Alpes de Beldone et le massif de la Chartreuse.
De la fenêtre de l’école par laquelle il se penchait le petit Michel apercevait les hautes cimes des montagnes, toutes couronnées de glaciers et de neiges éternelles, sur lesquelles le soleil, à ce moment, promenait ses rayons lumineux qui se réfléchissaient dans le miroir poli et brillant des grands glaciers du sommet.
Puis, sur la gauche, surplombant pour ainsi dire Grenoble, s’élevait la première amorce du massif de la Chartreuse, une montagne abrupte, à peine coiffée de neige, semblait-il, à son sommet, et dont la forme caractéristique lui a valu le nom de « Casque-de-Néron ».
Michel, cependant, était arraché à sa contemplation artistique par l’intervention de l’instituteur qui, sans souci de sa dignité, avait quitté sa chaire et était venu attraper Michel, juché sur l’appui de la fenêtre ; il l’empoignait par le fond de sa culotte, le descendait, et, lui pinçant l’oreille sévèrement, il déclara :
— Michel, vous me copierez dix fois le verbe : je perds mon temps !
Le rire des petits camarades démontrait au maître que la punition était bien accueillie, puis celui-ci remonta à sa chaire, et la leçon commença ; elle avait trait à l’existence de Philippe le Bel.
Les jeunes écoliers, peu à peu, s’intéressaient à la parole du maître. Quelques-uns de ces enfants prenaient des notes, et, sur les cahiers quelque peu tachés d’encre, couraient les grosses écritures, encore mal formées, des braves petits garçons qui s’appliquaient et voulaient s’instruire.
L’instituteur professait son cours avec une admirable conscience, se préoccupait non seulement de raconter ce qu’il était advenu à Philippe le Bel au cours de son existence, mais songeant encore à ses élèves, et s’arrêtant à chaque instant pour savoir si les uns ou les autres le suivaient dans ses explications, si personne ne s’endormait, si aucun des enfants ne s’amusait à boire l’encre de son encrier ou à dessiner des bonshommes sur les pages blanches des cahiers !
Puis, au lointain, une horloge sonna quatre heures moins un quart, et sans que rien ne fut interrompu dans la classe on eut l’impression, à un certain frémissement qui courait dans la petite assistance, qu’il allait se passer quelque chose de nouveau.
Certes, l’histoire de Philippe le Bel était pleine d’attraits, mais elle était singulièrement concurrencée par un fait nouveau, plus banal sans doute, mais plus accessible aussi à la mentalité joueuse des écoliers.
Les trois coups annonçant quatre heures moins un quart signifiaient, en effet, qu’on avait au maximum à subir quinze minutes de classe, et encore quinze minutes dont les cinq dernières seraient consacrées aux préparatifs de départ !
Déjà, le petit Michel, modèle des paresseux, rangeait ses cahiers et ses livres dans son sac de cuir.
Puis, comme il était placé près de la fenêtre, il feignit d’avoir froid, et faisant claquer ses doigts pour annoncer qu’il voulait dire quelque chose, il interrompit le professeur :