Le maître fronça les sourcils, ordonna le silence.
Puis il questionna en fixant dans les yeux le petit Louis Férot et Michel. L’heure de la fin de la classe avait déjà sonné, mais aucun des enfants ne songeait à quitter la salle, car désormais on s’y amusait.
Il se passait quelque chose d’extraordinaire et chacun voulait savoir comment l’aventure se terminerait.
Il semblait que deux camps s’étaient formés et que, si certains des enfants n’avaient absolument rien vu d’anormal par la fenêtre donnant sur le Casque-de-Néron, d’autres avaient été frappés par une vision inattendue et certainement avaient aperçu quelque chose qu’on ne voyait point d’ordinaire.
Bien entendu, depuis de longues minutes déjà, l’instituteur, dont la curiosité était malgré lui surexcitée, regardait par la fenêtre et scrutait de son regard le sommet du Casque-de-Néron.
Mais c’était en vain qu’il observait les neiges et les glaces, elles ne révélaient rien d’anormal, et plus il y réfléchissait, plus l’instituteur acquérait la conviction que les enfants s’étaient moqués de lui en inventant l’histoire du géant.
— De la part de Michel, cela ne m’étonne pas ! pensait-il, mais que Louis Férot se soit prêté à mentir également, voilà qui me surprend !
L’instituteur se rapprocha de Louis Férot.
— Dis-moi bien là vérité, fit-il. Qu’est-ce que tu as vu dans la montagne ?
L’enfant hésita une seconde, puis, affermissant sa voix, il déclara :
— J’ai vu un géant.
— Que faisait-il, ce géant ?
— Il était couché.
— Où cela ?
— Sur la neige. Il ne bougeait pas, il semblait dormir…
Le maître, étonné de plus en plus, prit l’enfant par la main et l’approcha de la fenêtre :
— Regarde encore s’il y est !
Après quelques instants, Louis Férot secoua la tête :
— Il est parti, je ne le vois plus.
— Allons ! s’emporta l’instituteur, avoue donc que tu n’as rien vu et que c’est pour dissiper la classe que tu as raconté cette histoire-là, d’accord avec Michel !
Michel, qui s’était hissé à nouveau sur l’appui de la fenêtre, sauta au milieu de la salle, bouscula deux chaises, renversa un pupitre, puis vint se placer effrontément sous le nez du maître. Il leva la main en un geste de protestation.
— Moi, je vous jure, m’sieu, que c’est pas des menteries. On a vu tous les deux le géant, couché dans la neige, au haut de la montagne, même qu’il avait les yeux ouverts et qu’il ouvrait une grande bouche de laquelle sortaient des bêtes féroces…
Mais cette description, loin de provoquer l’épouvante, déterminait les rires de tous les auditeurs.
Et cette fois, le professeur se décida à se fâcher.
— Quels sont ceux, demanda-t-il sévèrement, qui ont vu le géant ? Faites bien attention à ne pas mentir et répondez la vérité. Voyons, je vous écoute, que ceux qui l’ont vu lèvent la main !
Deux mains se levèrent d’abord, puis une troisième qui s’abaissait aussitôt : évidemment, le propriétaire de cette main n’était pas bien sûr qu’il l’avait vu.
Les deux autres mains qui restaient levées étaient celles de Michel et de Louis Férot.
Le maître les interrogea encore :
— Vous affirmez que vous avez vu un géant dans la montagne ?
— Oui, m’sieu.
— Et vous affirmez maintenant que ce géant en est parti ? Vous reconnaissez que vous ne le voyez plus ?
— Oui, m’sieu.
— Eh bien, conclut l’instituteur, vous serez tous les deux en retenue dimanche, pour avoir inventé cette histoire qui a troublé la classe et nous a empêchés de finir d’étudier le règne de Philippe le Bel !
Aux bavardages qui régnaient jusqu’alors dans la salle succédait un silence profond.
Michel ricanait, haussant les épaules, indifférent au châtiment qui venait d’être prononcé contre lui.
Quant à Louis Férot, de grosses larmes montaient à ses yeux, tant il était au regret d’avoir été puni. Cela ne lui arrivait jamais, et il rougissait encore à l’idée qu’on le punissait pour avoir dit un mensonge, alors qu’en réalité il avait bien dit la vérité.
Louis Férot, dans son fort intérieur, se répétait :
— Michel ne s’est pas trompé, ni moi non plus. Nous avons bien vu tout à l’heure un géant dans la montagne…
L’instituteur, cependant, vers six heures du soir, s’en allait, fumant une cigarette, le long de l’avenue de la gare, vers le petit restaurant où il prenait pension ainsi que quelques célibataires employés à Grenoble.
C’était un modeste établissement où les habitués pouvaient avoir une nourriture aussi saine qu’abondante, pour un forfait de deux francs par jour.
L’instituteur retrouvait là un employé du chemin de fer, deux commis d’un grand magasin de nouveautés, et un employé de la préfecture. À eux quatre, ils constituaient une petite équipe de bons camarades, qui, fréquemment après le dîner, prenaient un vif plaisir à jouer à la manille.
L’instituteur était à peine arrivé au restaurant, qu’après avoir échangé quelques paroles banales, ses amis l’interrogeaient.
— Et toi, Marcelin, lui demanda-t-on, l’as-tu vu cet après-midi ?
— Quoi donc ? demanda l’instituteur.
L’employé du chemin de fer lui expliqua :
— Paraît qu’on a vu quelque chose de surprenant dans la montagne, au sommet du Casque-de-Néron. Un homme extraordinaire, immense, un vrai géant couché dans la neige !
L’instituteur sursauta :
— Ah, par exemple ! fit-il, c’est donc vrai cette histoire-là ?
L’un des deux commis de nouveautés intervenait :
— Ça m’a tout l’air d’être une plaisanterie, fit-il. Il y a des gens qui prétendent avoir vu un homme gigantesque couché dans la neige, mais quand ils ont voulu le montrer à d’autres, ils ont été incapables de le faire. Je n’y crois guère à leur géant ! Et toi ?
L’instituteur demeurait perplexe, et désormais sa conscience d’honnête homme lui reprochait d’avoir puni deux de ses élèves, Michel et le petit Louis Férot, en les accusant d’avoir menti.
Certainement il avait dû se passer quelque chose ; sans aucun doute, les enfants avaient vu, comme les gens de Grenoble, un phénomène anormal se produire dans la montagne.
— Mais, interrogea l’instituteur, qu’est-ce qu’on en dit dans la ville ?
Et dès lors commençait entre les quatre amis une discussion confuse et imprécise sur les propos qui avaient été tenus par les uns et par les autres.
Plus on discutait, et moins on avait de certitude.
Au cours du dîner, les quatre jeunes gens finissaient par oublier le sujet primitif de leur conversation, et dès lors celle-ci dégénérait. On en venait à raconter les histoires les plus invraisemblables et les plus diverses également. Cependant que les uns développaient des récits d’escalades extraordinaires dans les Alpes, d’autres, plus imaginatifs, et moins intéressés par la question sportive, narraient, avec force détails inquiétants, les légendes de la région relatives aux apparitions singulières et terrifiantes survenues dans toutes sortes de circonstances au cours des siècles passés et même à nos époques contemporaines.
La soirée se prolongeait fort tard, et assurément, lorsqu’ils achevaient leur manille, les quatre jeunes gens qui s’étaient retrouvés pour dîner, ne songeaient plus à l’incident primitif qui avait orienté leur conversation du début de la soirée, d’une part vers l’alpinisme et ses dangers, et d’autre part, vers les légendes montagnardes populaires dans le Dauphiné.
Le lendemain matin, rien d’anormal ne se passait à Grenoble, et l’instituteur, qui était arrivé dans la cour de l’école pour y retrouver ses élèves, réussissait sans peine à leur apprendre pendant toute la matinée, l’histoire de la fin du règne de Philippe-le-Bel, sans que le moindre désordre résultât des incidents de la veille.
À deux ou trois reprises seulement, quelques élèves avaient jeté les yeux furtivement dans la direction de la fenêtre, par laquelle on apercevait la silhouette pittoresque du Casque-de-Néron, mais à cette heure de la journée, la montagne était plongée dans l’ombre et semblait une vraie tache noire se détachant sur le fond très pur du ciel.