Certes, on repérait parfaitement bien l’endroit où quelques instants auparavant chacun avait vu le géant étendu.
Il était toujours là, ce gros quartier de roche, gros comme une maison, sur lequel le géant semblait avoir appuyé son pied déchaussé ; elle était toujours là, dressée vers le ciel, cette aiguille de granit contre laquelle le gigantesque personnage appuyait ses épaules et sa tête ; mais au lieu et place du corps formidable que chacun avait aperçu il n’y avait plus que le glacier bien connu de tous les habitants de la région, le glacier en forme de fer à cheval et autour duquel était réparti une mousse épaisse et floconneuse de neiges éternelles.
— Il était là et il n’y est plus… Qu’a-t-il pu devenir ? articula Michel les dents serrées.
Nul ne lui répondit dans la classe.
À l’heure du départ, quelques instants après, les enfants s’en allaient en silence, cependant que le maître de son côté songeait, tout pensif, très troublé :
— Qu’est-ce que cela peut bien signifier ? et d’où provient cette extraordinaire apparition ?…
Chapitre XVII
Le bon locatair
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Ce même jour, dans la matinée, M me Férot, la mère du petit Louis, qui avait été puni la veille à l’école de Grenoble, s’en allait au marché de Domène.
Domène est un village distant de quinze kilomètres environ de Grenoble. Il est coquettement situé au pied de la chaîne de Beldone, presque sur les bords de l’Isère, qui coule à cet endroit en flots larges et tranquilles, et longe la route qui conduit jusqu’à Chambéry.
Domène, comme tous les villages des environs de Grenoble, est un important marché de gants, et M me Férot, qui occupait dans une des maisons de commerce de Grenoble une modeste situation, venait à Domène afin de s’y approvisionner pour le compte de sa maison.
La jeune femme, car c’était une femme de trente-cinq ans environ, avait pris le tramway électrique pour arriver jusqu’au village, et descendait aux premières maisons. Elle ne se rendait pas en effet tout de suite sur la place, où les ouvrières fabricantes de gants étaient réunies ce jour-là, mais prenant un petit sentier à gauche, dissimulé entre deux haies qui séparaient un champ de tabac d’une verdoyante prairie, elle descendit presque jusqu’au bord de l’Isère, et s’arrêta à la grille en bois d’un jardin aux allures coquettes, au parterre bien entretenu.
Ce jardin entourait une maison de confortable apparence, construite en pierre de taille, comportant deux étages et coiffée d’un toit rouge en briques ondulées.
C’était là évidemment une propriété d’agrément qui devait être charmante à habiter, car elle avait dans une région magnifique une vue enchanteresse ; du premier étage en effet, rien qu’en se penchant à la fenêtre, on embrassait d’un coup d’œil la pittoresque vallée de l’Isère au premier plan, tandis qu’en face s’élevaient les premiers contreforts du massif de la Chartreuse, l’horizon était limité à gauche par le sommet du Casque-de-Néron, et à droite par les aiguilles pointues du Grand-Som.
M me Férot venait à peine de tirer le cordon correspondant à une cloche placée sur le mur de la maison que de gros aboiements retentirent.
Un chien de berger, un superbe molosse, surgissait soudainement d’une niche et se précipitait de l’intérieur du jardin vers la grille, de l’autre côté de laquelle se tenait M me Férot en attendant qu’on vienne lui ouvrir.
La jeune femme, assurément, était une familière de la maison, car, loin de s’épouvanter de l’apparition brusque du gros chien et de son accueil peu hospitalier, elle le calma du geste et de la voix, sans paraître nullement effrayée.
— Tais-toi, Dick ! tais-toi ! criait-elle.
Et le gros chien s’étant approché de la barrière, flaira la visiteuse par la claire-voie de la grille, puis se mit à remuer la queue tout en cessant d’aboyer.
M me Férot n’attendait pas longtemps. Une porte de la maison s’était ouverte dès le premier appel de la sonnette, et quelqu’un apparut sur le seuil qui descendit ensuite les marches du perron, puis s’en vint au-devant de la visiteuse.
C’était une femme âgée, d’une silhouette imposante et distinguée, et dont la chevelure blanche faisait à son visage un cadre très doux et très séduisant.
M me Férot, sitôt qu’elle aperçut la personne qui venait au-devant d’elle, esquissa un sourire, et salua la vieille dame d’un aimable bonjour.
Celle-ci répondait de la même façon, mais il semblait qu’en dépit de son attention à paraître également aimable et joyeuse, elle devait avoir un perpétuel souci dans l’existence, souci auquel elle devait cette grande ride qui barrait son front d’un sillon profond comme une blessure.
La vieille dame ouvrit la grille et s’effaça pour laisser entrer dans le jardin M me Férot.
— Quel bon vent vous amène ? interrogea-t-elle.
Et elle semblait assez surprise de recevoir cette visite à une heure aussi matinale.
Son interlocutrice, qui s’était inclinée devant elle, rétorqua aussitôt :
— Je viens vous parler d’une affaire, madame Verdon, d’une affaire qui est susceptible de vous intéresser… Vous avez bien cinq minutes à me donner, je suppose ?
— Mais certainement, fit la vieille dame, donnez-vous donc la peine d’entrer dans la maison.
— Oh ! c’est inutile, fit M me Férot. Je suis un peu pressée ; c’est aujourd’hui marché de gants à Domène, et il faut que je fasse des achats pour mes patrons. Seulement, voilà, j’ai profité de ce que je venais dans votre pays pour vous proposer quelque chose, et cela tombe bien, c’est hier soir qu’on m’a posé la question.
— De quoi s’agit-il ? fit M me Verdon.
— Voilà, madame, poursuivit M me Férot. Vous cherchez, n’est-il pas vrai, des pensionnaires ?
Il sembla que la vieille dame se rembrunit.
— C’est-à-dire que je cherche sans chercher… fit-elle, avec une certaine méfiance. Évidemment, cette maison que je possède ici est bien grande, et je m’y trouve parfois bien seule. Mais, d’un autre côté, les vieilles personnes comme moi ont leurs manies, et ne supportent guère de changer leurs habitudes.
« Oui, je vous l’ai dit et je ne le retire pas, j’aimerais assez louer mon second étage, mais je voudrais un locataire tout à fait pour moi… une véritable perle… quelqu’un qui ne serait ni gênant ni indiscret, qui sortirait tard et rentrerait de bonne heure, ne ferait pas de bruit, ne recevrait personne, et enfin serait tout à fait honorable. Vous savez que je suis peureuse à l’excès ?…
M me Verdon s’interrompait, car depuis quelques instants, son interlocutrice signifiait par de grands gestes qu’elle voulait lui dire quelque chose.
— Je vous écoute ! fit M me Verdon.
— Je sais tout cela, s’écria la mère du petit Louis, et c’est pour cela précisément que je viens vous voir. Figurez-vous, madame Verdon, que j’ai votre affaire absolument… Le locataire rêvé, tranquille, pas trop riche pour faire du fla-fla ou exiger trop de choses, et certainement assez bien renté pour que vous puissiez faire un joli bénéfice sur la location… Enfin, c’est un homme qui certainement doit être bien agréable, et il doit être instruit, c’est un savant…
— Vraiment ? fit M me Verdon d’un air intéressé. Donnez-moi donc quelques détails…
M me Férot reprit :
— Voilà l’histoire : vous savez que mon mari est inspecteur au Palace-Hôtel de Grenoble, et, naturellement, rapport à sa profession, il voit passer toutes sortes de gens, des Français, des Américains, des Italiens, des Anglais. Grenoble, hiver comme été, est un centre d’excursions et de tourisme. Seulement, bien entendu la plupart du temps, les gens qui descendent au Palace-Hôtel sont des gens très riches, et qui ne font que passer. Arrivés le soir par le rapide de luxe, ou alors en automobile, les voilà décampés dès le lendemain matin, soit qu’ils aillent à Nice, soit qu’ils passent au Piémont par le col du Lautaret, ou alors qu’ils remontent vers la Suisse en longeant la vallée de l’Isère.