Mais, pour le moment, M me Férot, comme le maître d’école la veille, avait l’intime persuasion que le petit Louis, inspiré par ce hâbleur de Michel, avait fait simplement un mensonge.
Enfin, M me Férot partie et M me Verdon restée seule chez elle, celle-ci erra quelques instants dans son jardin, et machinalement repoussa sous les buissons déjà couverts de feuilles quelques branches mortes qui obstruaient les allées sablées.
— Puisque je vais avoir un locataire, songea-t-elle en étouffant un soupir, il importe que mon jardin soit bien tenu !
M me Verdon montait alors au deuxième étage de sa maison, où d’ordinaire elle ne venait qu’à de bien rares intervalles.
Les pièces, à cet étage, étaient froides, humides, renfermées. On y sentait une persistante odeur de moisi comme dans les appartements qui depuis longtemps n’ont pas eu d’habitants.
M me Verdon qui avait, pendant quelques heures de la journée, une femme de ménage à son service, se disposait à aller chez celle-ci la prier de revenir lorsque soudain, alors qu’elle s’apprêtait à fermer sa maison pour aller jusqu’au village de Domène, elle aperçut quelqu’un qui, ayant franchi la grille du jardin, arrivait jusqu’au perron de la maison.
Du premier coup, M me Verdon reconnut le personnage que lui avait annoncé M me Férot, rien qu’à la silhouette très particulière qu’il avait.
C’était absolument le bonhomme Noël avec sa grande barbe blanche descendant jusqu’à la ceinture et ses cheveux bouclés très longs et très blancs aussi s’échappant d’une calotte de velours placée sur le sommet du crâne.
Le personnage avait le physique que l’on se complaît à accorder par l’imagination aux gens qui exercent sa profession.
Il était drapé dans une sorte de grande houppelande, ressemblant aussi bien à une robe de chambre qu’à un pardessus, et que serrait à la taille une cordelière comme en ont les religieux des ordres mendiants.
Le personnage était chaussé de gros souliers ferrés, et sur son dos voûté il portait, suspendue par une courroie, une grande besace de cuir, gonflée de linge et de cailloux.
— Monsieur le professeur Marcus ? interrogea M me Verdon qui réprimait un sourire en voyant l’accoutrement du bonhomme et qui malgré tout n’éprouvait pas une mauvaise impression, car dans le visage de ce vieillard, dont les traits étaient dissimulés sous une épaisse touffe de poils hirsutes recouvrant presque entièrement la face, brillaient deux yeux étrangement intelligents et spirituels.
Comme l’avait dit l’inspecteur du Palace-Hôtel, le mari de M me Férot, cet homme-là ne devait pas être une bête, loin de là !
Le vieillard, cependant, s’inclinait devant son interlocutrice. Et, en faisant ce mouvement, il lâcha son sac, qui s’éventra sur le sol, répandant autour de lui tout un attirail de géologue, comportant des petites pioches en acier, des truelles et des échantillons de pierres aux couleurs éclatantes.
Cependant qu’il jetait un coup d’œil attristé sur son bagage répandu dans le jardin, le vieillard, qui assurément connaissait les usages du monde, laissait ces objets dans leur désordre pour s’approcher de M me Verdon et se présenter à elle dans les règles.
— Je suis, en effet, le professeur Marcus, déclara-t-il, Marcus de Zurich, dont vous avez peut-être entendu parler. Mes travaux sont d’ailleurs connus de toutes les personnes intelligentes et instruites qui s’intéressent à la géologie…
M me Verdon l’interrompit :
— Monsieur le professeur, fit-elle, je ne suis qu’une pauvre femme, une humble ménagère, et je n’entends rien à votre science, mais votre nom m’est connu parce que la femme de l’inspecteur du Palace-Hôtel, auquel vous vous êtes adressé hier au soir, sort d’ici et m’a fait connaître votre intention de vous installer chez moi.
Un éclair de satisfaction brûla dans le regard du vieillard, qui, s’inclinant à nouveau jusqu’à terre, interrogea d’un air humble :
— Aurai-je l’honneur d’être agréé par vous, madame ?
M me Verdon, bien qu’elle fût fort triste à son ordinaire, se pinça les lèvres pour ne point rire.
— Il ferait une demande en mariage, pensa-t-elle, que ce noble vieillard ne serait pas plus solennel !
Et s’efforçant de se hausser au ton de son interlocuteur, elle répondit, esquissant une révérence :
— Je serais très honorée, monsieur le professeur, de vous avoir pour locataire au second étage de ma maison, si toutefois mes conditions vous conviennent et si vous n’êtes pas trop difficile !
Pendant ce temps, le professeur avait ramassé les cailloux, les outils et le linge qui s’étaient échappés de son sac ; ayant remis le tout à l’intérieur de la besace il répliqua d’un ton pénétré :
— Mes conditions seront les vôtres, madame, et je me déclare d’avance satisfait de votre installation, car je la trouverai certainement confortable. J’ai l’habitude, en effet, de passer la moitié de mes nuits à la belle étoile et de gîter dans la montagne à la manière des bergers ou même des chamois.
— Voulez-vous, proposa M me Verdon, que je vous fasse voir vos futurs appartements ?
Dès lors, M me Verdon guidait son hôte dans la demeure.
— Voici, lui désignait-elle, votre chambre à coucher. À côté se trouve le cabinet de toilette.
Le vieillard ne regardait point l’ameublement, ne tenait point compte de l’odeur de moisi.
Il avait couru droit à la fenêtre et, après l’avoir ouverte, se penchait par-dessus la balustrade du balcon pour regarder au-dehors.
— Quel superbe panorama ! dit-il. C’est un pays d’enchantement et de rêve que ce Dauphiné. Je vous félicite, madame, de vous y être installée. Vivez-vous là depuis longtemps ?
— Dix ans, monsieur, et un peu plus encore peut-être, mais comme vous le dites, c’est un pays délicieux, parfois sévère et mélancolique, toujours beau !
— On a l’impression, poursuivit le professeur, que ces grandes montagnes qui se dressent en face de vous sont des êtres qui pensent et que les nuages qui se meuvent au-dessus de leurs cimes sont des êtres vivants. Souvent, madame, il m’est arrivé, lorsqu’au cours de mes pérégrinations je heurtais de mon maillet le flanc de quelque roche, d’avoir l’impression très nette que je commettais une sorte de sacrilège, et que je faisais souffrir quelque géant de pierre immobilisé sous la forme d’une montagne par la volonté d’un être tout-puissant !
M me Verdon hochait la tête, séduite par le langage et la conversation de son interlocuteur.
Assurément, c’était non seulement un homme instruit ayant de belles et grandes pensées, mais encore un esprit distingué et délicat.
Il n’avait aucun accent bien qu’il fût de Zurich ; incontestablement, son érudition devait être profonde.
M me Verdon, cependant, reprenait :
— Voulez-vous que nous passions maintenant dans la salle à manger ?
Mais à ces mots, le professeur Marcus eut un sursaut de surprise.
— Dans la salle à manger ?… fit-il, aurai-je donc une pièce semblable à ma disposition ?…
— Sans doute, fit M me Verdon.
Puis, voyant l’air ennuyé du savant, elle interrogea :
— Est-ce que cela vous déplairait par hasard ?
— Ma foi oui, articula nettement le professeur Marcus. Je vous avoue, madame, que le fait d’avoir une salle à manger comportera nécessité de posséder également une cuisine.
— Mais certainement, fit M me Verdon.
Et elle se dirigeait vers l’extrémité d’un couloir dans l’intention de montrer à son futur locataire que l’indispensable cuisine existait. Celui-ci l’arrêta :
— N’en faites rien, madame, je vous en prie, demanda-t-il ; je suis convaincu que votre maison est fort bien agencée, mais il me vient encore une idée pénible à l’esprit. L’existence d’une cuisine présuppose la nécessité d’avoir une cuisinière, et je vous assure que je me vois bien mal discutant avec une personne remplissant cet emploi, le cours actuel, passé ou futur des denrées alimentaires !