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— Cependant, fit M me Verdon, cela est une nécessité de l’existence !

Et elle pensait à part soi :

— Quel diable d’original que ce vieux savant !

Toutefois, le professeur Marcus avait une façon d’être et de dire les choses qui inspiraient la sympathie.

Il se rendait compte que son attitude ne déplaisait point à M me Verdon, et dès lors le vieux géologue considérant son interlocutrice bien en face, lui suggéra :

— J’imaginais, madame, qu’en venant m’installer chez vous, je pourrais espérer être débarrassé de tous ces petits soucis de la vie matérielle qui nuisent au calme de mon cerveau, qui m’est nécessaire pour poursuivre mes travaux. Oh ! je ne suis pas difficile, et la moindre chose me convient. Deux œufs sur le plat, une côtelette, voilà mon déjeuner ! Quant au dîner, quelques légumes et un verre d’eau, cela suffit largement à mes besoins !

— Je vous vois venir ! fit en souriant M me Verdon. Vous voudriez que je m’occupe de vos repas !

— Vous seriez, rétorqua le professeur, la plus aimable des femmes, si vous acceptiez !

— Mon Dieu ! fit M me Verdon après un silence, je n’y vois guère d’inconvénient ; ma femme de ménage est fort capable de préparer nos repas à tous deux, et si cela vous rend service, j’en serais fort heureuse…

Très homme du monde, le vieux savant, s’inclinant devant M me Verdon et lui prenant la main, y déposait un baiser respectueux.

La vieille dame en fut tout émue.

— Décidément, c’est un homme charmant ! se dit-elle.

Après avoir appréhendé le premier contact avec ce locataire inconnu qu’elle avait décidé d’introduire chez elle sans trop savoir pourquoi, dans le simple but d’utiliser un étage de sa maison qui ne servait à rien, et non pour gagner de l’argent, puisqu’elle était riche, M me Verdon s’humanisa tout à fait.

— Au fait, interrogea-t-elle, ayant consulté une pendule qui, par hasard, marchait, et constaté qu’il était une heure de l’après-midi, au fait, avez-vous déjeuné, monsieur ?

— Pas encore, avoua le savant.

M me Verdon s’indignait d’avoir oublié de poser une question si naturelle à son hôte.

— Moi, j’ai d’autres habitudes, fit-elle ; je déjeune à onze heures du matin.

Puis, descendant rapidement au premier étage, elle articulait, cependant que le vieillard la suivait :

— Je m’en vais vous préparer un repas qui sera bien frugal, bien modeste, mais vous m’excuserez, je ne l’ai pas prévu ?…

Et encore que le vieux savant se défendit de lui occasionner ce dérangement, M me Verdon, avec une grâce charmante, mettait rapidement le couvert, plaçait sur la table quelques hors-d’œuvre, un gigot froid à peine entamé, puis débouchait une bonne bouteille de vin.

— Déjeunez, monsieur, je vous en prie, dit-elle.

Par discrétion, elle allait se retirer, le savant l’en empêcha.

— Oh ! madame, ne vous éloignez pas ; tenez-moi compagnie. Je suis si heureux de pouvoir m’entretenir avec une personne de votre monde et de votre intelligence !

Deux heures après seulement, le savant abandonnait la salle à manger, remerciant M me Verdon, laquelle ne l’avait pas quitté pendant tout le temps qu’avait duré le frugal repas.

Toutefois, le vieux savant et la vieille dame avaient causé avec tant d’animation et d’entrain que le temps leur avait paru bien court.

Le savant était un homme charmant, intéressant, instruit, extraordinairement séduisant.

M me Verdon était intelligente, agréable causeuse, très femme du monde également.

Et, pendant deux heures, ils s’étaient découverts l’un l’autre, et également appréciés.

Les dix années de solitude pendant lesquelles M me Verdon s’était renfermée dans un isolement volontaire et absolu, n’avaient pas anéanti en elle les habitudes de femme du monde qu’elle possédait certainement autrefois.

Quant au professeur Marcus, la science et l’instruction qu’il avait acquises au cours de sa longue existence n’avaient point fait disparaître les principes de bonne éducation qu’il avait certainement reçus dans sa première jeunesse.

Lorsqu’ils quittèrent la salle à manger, les deux vieillards paraissaient enchantés l’un de l’autre.

Le professeur Marcus avait parlé avec enthousiasme de ce pittoresque Dauphiné qu’il aimait déjà avant de le connaître.

Et M me Verdon avait eu honte de lui avouer que depuis dix ans qu’elle y habitait, c’était à peine si elle avait été une ou deux fois par mois de Grenoble à Domène et de Domène à Chambéry !

— Quoi ! s’était écrié le professeur, vous n’êtes jamais montée dans la montagne ?

— Ma foi, non, rétorquait M me Verdon qui ajoutait :

« D’abord, mes vieilles jambes ne me le permettraient pas, et, en outre, je jouis d’ici d’un spectacle si beau, d’un panorama si étendu, que je n’éprouve point le désir de voir autre chose !

Tout en parlant, M me Verdon conduisait le professeur au bout du jardin, où se trouvait une terrasse.

— C’est ici, déclara-t-elle, que je passe le plus clair de mes journées lorsque le temps le permet. On découvre, ne trouvez-vous pas, monsieur le professeur, un magnifique panorama ?

Et, en étendant son bras tremblotant que terminait une main blanche toute ridée, M me Verdon désignait à son interlocuteur cette magnifique vallée de l’Isère qui se déroulait au pied de la terrasse, s’en allant jusqu’aux premiers contreforts du massif de la Chartreuse.

— En face de nous, expliquait M me Verdon, c’est le Grand-Som ; puis, à gauche, cette montagne abrupte, qui surplombe Grenoble, s’appelle le Casque-de-Néron.

Les anecdotes du professeur avaient charmé M me Verdon, celle-ci ne voulait pas être en reste d’esprit et d’intéressantes documentations par rapport au savant.

— On vient, commença-t-elle, de me raconter, au sujet du Casque-de-Néron, une bien étrange histoire…

— Vraiment ? fit le professeur, à quel sujet ?

— Il s’agit, continua M me Verdon, de la vision qu’aurait eue un jeune enfant dont je connais la mère. Louis Férot, c’est ainsi qu’il s’appelle, aurait vu hier, au haut du Casque-de-Néron, la silhouette formidable et gigantesque se précisant dans les cimes neigeuses, d’un géant…

Mais M me Verdon s’arrêtait net, et devenait toute pâle.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! fit-elle, cependant que ses yeux demeuraient obstinément fixés vers la montagne dont elle parlait. Mon Dieu ! suis-je l’objet d’une hallucination ?

Elle se penchait instinctivement vers le professeur et s’appuyant sur son épaule, elle lui demandait d’une voix angoissée :

— Regardez vous-même ! Regardez !

Le professeur intrigué regarda…

Cependant que la vallée, vu l’heure déjà avancée de la journée, s’estompait dans la brume et disparaissait sous le brouillard, un soleil couchant rouge et flamboyant faisait miroiter ses rayons sur les cimes d’une blancheur éblouissante, surmontant le Casque-de-Néron.

Il semblait qu’un incendie formidable s’allumait au cœur des glaciers, et que la neige se fondait sous la caresse brûlante d’une langue de feu.

Mais soudain, comme le professeur regardait, à son tour, il tressaillit ; ses mains, qu’il avait fines et nerveuses, se crispèrent sur les bras du fauteuil rustique dans lequel il était assis.

— Ah ! par exemple, grommela-t-il, ce n’est pas possible ! Qu’est-ce que cela signifie ?

Désormais, le savant et la vieille femme, sans échanger une parole, assistaient en témoins stupéfaits au spectacle qui se déroulait devant leurs yeux.

Du chaos formé par les aiguilles de glace et les collines de neige qui surplombaient la montagne, se détachait nettement une silhouette qui, peu à peu, se précisait.

Il semblait que le soleil couchant, en dardant ses rayons sur les sommets, dessinait lui-même les contours de ce que les gens de la vallée pouvaient apercevoir.