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Juve interrogea.

— Ce pensionnaire, ce professeur, quel homme est-ce ?

— Un vieux, rétorqua le cabaretier, avec une grande barbe blanche et un long manteau qui lui tombe jusqu’aux chevilles. Il a l’air d’un vieux juif allemand. Paraît qu’il est astrologue ou géologue, je ne sais pas exactement. Il s’appelle Marcus, et arrive du fin fond de la Suisse… Mais, au fait, qu’est-ce que tout cela peut bien vous faire ?

La question du cabaretier frappait Juve. Il rétorqua simplement :

— Si je vous demande ces renseignements, c’est toujours dans l’espoir que je vais découvrir, en causant avec vous, quelqu’un qui pourra m’acheter des tapis.

Un coup de sifflet rauque retentissait : c’était le train sur route qui arrivait de Grenoble avec une demi-heure de retard.

Et tandis que le cabaret, considéré comme salle d’attente, se vidait instantanément, et que les wagons du petit chemin de fer se remplissaient de voyageurs, Juve quittait aussi la salle d’auberge, et s’en allait dans la direction de la propriété habitée par M me Verdon.

Une heure après, le policier revint dans le cabaret. Il était de fort mauvaise humeur et son visage peignait assurément ses sentiments, car le cabaretier, l’ayant aperçu, s’en vint s’asseoir à côté de lui.

Il lui tapait familièrement sur l’épaule.

— Eh bien, mon garçon, dit-il, il faut croire que ça n’a pas marché !… Vous avez l’air très ennuyé !

— Oui, reconnut Juve, cette dame n’a même pas voulu me recevoir !

— Bast ! fit le cabaretier. Un client de perdu, dix de retrouvés… Il faut se faire une raison, mon ami. Vous avez l’air fatigué ; à votre place, je déjeunerais bien tranquillement ici et ensuite je m’en irais à Grenoble, où je serais sûr de faire plus d’affaires.

— Peut-être avez-vous raison, poursuivit Juve qui s’attablait et, mélancoliquement, commençait le repas que lui avait conseillé de faire le cabaretier.

Juve, en effet, n’avait pas été reçu chez M me Verdon.

Il n’avait pas insisté pour arriver jusqu’auprès d’elle, ce qui lui aurait été aisé s’il avait voulu faire connaître sa qualité d’inspecteur de police, s’il avait simplement prononcé son nom.

Mais Juve, dans cette affaire, tenait à faire ses enquêtes incognito, et les domestiques lui ayant répondu d’un ton bourru que madame ne le recevrait certainement pas, il s’en était allé.

Dans l’après-midi, Juve regagnait lentement Grenoble. Il pouvait être environ trois heures et demie ou quatre heures, lorsque soudain, dans le tramway où il se trouvait, une vive émotion sembla se déterminer soudainement.

On était arrêté dans une petite gare, et les voisins de Juve, des campagnards et des campagnardes, avaient tous quitté leur place, s’étaient portés en masse d’un seul côté du train-tramway et, ayant abaissé les vitres pour regarder par les fenêtres ouvertes, scrutaient le ciel d’un air anxieux et intrigué.

Juve se demandait quel pouvait bien être le motif de cette attention subite qui se portait dans une direction déterminée.

Il écoutait les conversations, il entendait s’échanger certains propos bizarres :

— Je crois que je vais avoir bien peur ! articulait une jeune fille qui pinçait jusqu’au sang le bras de son voisin, un jeune homme, son amoureux probablement.

Un vieux paysan, au chef branlant, secouait la tête et souriait de l’air désabusé et ironique des gens qui ont vu bien des choses.

Il était à côté de Juve, et familièrement, le prit à témoin :

— Croyez-vous, tout de même, que cette jeunesse est naïve ! Parce que le bruit en a couru hier dans les cabarets, ils s’imaginent qu’ils vont le voir, comme ça, à l’heure dite, comme s’il avait d’ailleurs existé !

— Évidemment ! fit Juve, qui voulait avoir l’air de comprendre et qui ne comprenait pas…

L’employé du train allait donner le signal du départ, mais il se heurta à une protestation indignée de tous les voyageurs.

— Attendez donc cinq minutes ! lui criait-on. Voilà le soleil qui baisse… il est tout près du pic le plus élevé, et nous n’allons pas tarder à le voir…

Et c’était alors des petits cris de femmes apeurées, des ricanements bêtes de gens qui ont un peu peur, des chuchotements de tous côtés…

— Le voilà ! le voilà ! criait-on.

Et tous les regards se portaient dans la direction du sommet d’une montagne que Juve savait être le Casque-de-Néron.

Le conducteur du train n’avait pas donné le signal du départ, et il était lui-même, oubliant son rôle officiel, parmi les plus excités à l’idée de ce que l’on allait voir.

Or, les voyageurs s’étaient évidemment trompés, car il y eut un murmure de désappointement qui succéda aux cris d’allégresse ; on ne voyait rien, absolument rien d’anormal, sur la montagne aux cimes couronnées de neige, et que dorait un soleil couchant dans le faisceau lumineux de ces derniers rayons du soir.

Juve, comme les autres, regardait, et il n’osait, de peur de se faire remarquer, demander ce que l’on attendait, ce que l’on espérait voir.

Il allait cependant poser la question à son voisin, le vieux paysan au chef branlant, lorsqu’une clameur immense s’éleva de la foule des voyageurs du train-tramway :

— Le voilà ! le voilà !

— Cette fois il n’y a pas de doute… regardez donc comme il est grand !

— Bien sûr, puisque c’est un géant…

— Comme il a l’air méchant !

— Vous ne pouvez pas savoir, on ne voit pas sa figure…

— Et ses pieds !… Sont-y gros !… Voyez sa chaussure ; on dirait une charrette à foin !

Cette fois, Juve, dont le regard avait suivi les regards de la foule et dont les oreilles entendaient ce qui se disait autour de lui, devint pâle, très pâle.

Certes, il était à cent lieues de s’attendre au spectacle qu’il voyait désormais, spectacle assurément nouveau pour lui, mais qui semblait être familier aux habitants de la région.

Le policier, en effet, venait de voir peu à peu se révéler la silhouette fantastique et gigantesque d’un homme aux dimensions monstrueuses, qui semblait dormir ou alors s’être figé dans le sommeil rigide de la mort, au sommet de la montagne, homme immense et gigantesque, homme qu’au premier abord on pouvait estimer long de vingt mètres et large en proportion.

Cela, c’était inadmissible. Et si les populations naïves par plaisanterie ou ignorance croyaient à un géant, Juve immédiatement se déclarait à lui-même que cela ne se pouvait pas, qu’il y avait là simplement un mystère dont il ne saisissait pas nettement le secret.

Mais ce n’était pas cela qui avait rendu Juve si pâle, ce n’était pas cela qui déterminait chez lui soudain une sorte de tremblement nerveux.

Le policier, comme tout le monde, apercevait pendant quelques secondes, juste le temps pendant lequel le rayon de soleil couchant l’éclairait, le visage gigantesque du soi-disant dormeur de la montagne.

Or, le policier n’avait pu faire cette constatation sans une violente émotion.

Il lui semblait, en effet, qu’il connaissait les traits de ce visage, et qu’il s’agissait là d’un visage qui lui était bien familier, du visage d’un homme qu’il avait longuement contemplé depuis quelques jours, d’un visage auquel la mort avait donné une effrayante rigidité…

Qu’est-ce que tout cela signifiait ?

Que pouvait-il bien s’être passé ?

C’était le lendemain, il pouvait être une heure de l’après-midi, et, tandis que dans Grenoble les uns allaient et venaient animés, actifs, joyeux, sur le flanc escarpé du Casque-de-Néron, deux hommes qui étaient reliés l’un à l’autre par une corde grimpaient péniblement.

Ils étaient en route depuis l’aube, et s’ils avaient fait peu de chemin, ils n’en étaient pas moins déjà fatigués. L’un d’eux, un homme au visage rasé, à la carrure robuste, lorsqu’il fut parvenu à un petit cirque creusé dans une anfractuosité de roche, se laissa choir sur un bloc de pierre, et souffla bruyamment.

Son compagnon, un gaillard au teint basané, aux allures de paysan, venait s’asseoir à côté de lui. Il défit d’un geste las le sac qu’il portait sur les épaules et le posa à terre.

Puis ayant considéré en silence son compagnon qui demeurait taciturne et absorbé, il se décida cependant à lui adresser la parole :