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C’était, au contraire, un homme petit, fluet et mince, un homme mort… un cadavre !

Juve, qui avait pâli en le voyant, serrait les poings en le contemplant. Car, cette fois, il n’y avait plus de doute, et les soupçons qu’il avait formés la veille dans le tramway qui le reconduisait à Grenoble se précisaient nettement dans son esprit.

Juve était en présence du cadavre de l’infortuné Daniel, et le cadavre du malheureux garçon était emprisonné dans une enveloppe de glace, comme une statue dans son moule.

Or, il s’était passé un phénomène que Juve comprenait très bien : chaque fois que le soleil dardait ses rayons, selon un certain angle, sur cette glace épaisse, celle-ci formait une véritable lentille, grossissant démesurément les corps qu’on voyait par transparence au milieu du bloc de glace.

Voilà pourquoi le cadavre de l’infortuné Daniel, aperçu à un certain moment de la soirée, lorsque le soleil l’éclairait, semblait, vu de Grenoble et des environs, être le cadavre d’un géant !

Juve, s’il avait découvert, en raisonnant, ce simple problème de physique, l’explication du mystère qui troublait Grenoble, était pour son compte terriblement stupéfait !

Il n’osait croire ses yeux, ne comprenait point ce qui s’était passé, car il n’y avait pas de doute, dans cette glace se trouvait le cadavre de Daniel. Or, ce cadavre, Juve l’avait vu l’avant-veillé, avant de quitter Paris, sur les dalles de la morgue.

Cela paraissait bien improbable. Il interrogea néanmoins le guide.

Celui-ci était resté au pied du bloc de glace, n’osant s’approcher, ne sachant même pas ce que Juve avait découvert.

Le policier lui demanda :

— Dites-moi, mon ami, quel est le jour où, pour la première fois, on a vu ce géant dans la montagne ?

Le guide réfléchit un instant, puis il déclara :

— Ce sont les enfants de l’école, monsieur, qui l’ont vu pour la première fois. L’apparition a eu lieu mercredi dernier, à quatre heures.

— Vous êtes sûr, demanda Juve d’une voix qui tremblait légèrement, que c’est mercredi à quatre heures ?

— J’en suis sûr, fit le guide.

— C’est bien ! articula Juve simplement.

Mais dès lors, le policier se sentait blêmir ; il lui semblait que son cœur s’arrêtait de battre…

Il n’y avait pas de doute, le guide ne mentait point ; on avait vu le géant le mercredi soir de Grenoble, c’est-à-dire qu’il était certain que le mercredi le cadavre de Daniel se trouvait dans la montagne. Or, c’était le même jour, ce même mercredi, que Juve avait vu, à la morgue, le cadavre d’un mort, qu’il avait pris pour celui de Daniel !

Il y avait donc confusion ? Il y avait donc deux cadavres ? Et puisque celui de la montagne était bien celui de Daniel, quel pouvait bien être celui de la morgue, à Paris ?…

Juve épongea son front ruisselant de sueur froide. Il savait la ressemblance qui existait entre Fandor et Daniel, ressemblance due à un savant maquillage du mort, ressemblance dont Fantômas avait tiré déjà parti pour une première occasion ; Juve se demanda :

— Mon Dieu, mon Dieu ! est-ce possible ?… Puisque le cadavre qui est ici, dans la montagne, est celui de Daniel, le mort que j’ai aperçu avant de partir pour Grenoble, dans le frigorifique de la morgue ne serait-il pas Fandor ?…

Chapitre XIX

Sous les voûtes de Notre-Dame

— Eh bien, quoi de nouveau, monsieur Fandor ?

— Ma foi, pas grand-chose, monsieur Bouzille ! C’est plutôt à vous qu’il faut demander cela, vous qui faites le gros dans la ville, et qui vivez comme un rentier depuis que vous êtes fonctionnaire !

— Fonctionnaire de l’État, monsieur Fandor ! C’est quelque chose de mieux que fonctionnaire ordinaire ! C’est comme qui dirait surfonctionnaire…

Fandor souriait silencieusement, jugeant inutile d’expliquer à Bouzille que le fait d’être simplement fonctionnaire impliquait forcément celui d’être fonctionnaire de l’État…

Le journaliste avisait une sorte de besace que Bouzille portait en bandoulière, et dont l’épaisseur faisait loucher Fandor.

— Ah ! ah ! articula-t-il, en se frottant les mains, c’est mon déjeuner qui est là-dedans ?

— Comme vous dites, monsieur Fandor… nourriture de l’esprit et nourriture du corps ! Des journaux pour la rigolade et l’instruction, et de la victuaille ainsi que de la boisson pour se caler les joues…

Cette conversation joyeuse entre l’inénarrable chemineau devenu fonctionnaire et l’intrépide journaliste était d’autant plus surprenante qu’elle paraissait en contradiction formelle avec le local dans lequel elle se passait.

C’était, en effet, une sorte de cellule obscure, suintant l’humidité, uniquement meublée d’un grand coffre, qui avait plutôt l’air d’un cercueil que de tout autre chose.

C’était pourtant dans ce coffre que Fandor, roulé dans de chaudes couvertures, venait de passer la nuit. Il s’était éveillé à l’entrée de Bouzille qui, d’un air mystérieux, pénétra dans cette pièce où, sans doute, l’attendait le journaliste.

Fandor était toujours à la morgue. Il n’avait pas renoncé à son projet, bien plus tranquille, pensait-il, bien plus sûr de réussir à attirer vers lui Fantômas, depuis que par suite d’une chance inespérée et d’un hasard miraculeux, Bouzille nommé à l’emploi de gardien de la morgue, se trouvait à même de l’aider.

La situation de Fandor était réellement extraordinaire. Le journaliste, depuis qu’il avait arrêté son fameux projet, et ne voulait point en démordre, bien que les jours passassent sans le mettre en présence de Fantômas, demeurait en réalité au milieu des cadavres, dans le sinistre dépôt administratif où l’on place les défunts dont l’identité n’a pas pu être déterminée, ou alors que la police retient afin de faire des expertises.

Fandor s’était aménagé un coffre réservé à la conservation des corps, et il y dormait toutes les nuits, jusqu’au moment où Bouzille, qui arrivait à six heures du matin pour prendre son service, venait le réveiller.

À sept heures, les portes de la morgue s’ouvraient au public, et c’était alors que commençait, pour le journaliste, la plus extraordinaire des comédies qu’il ait eu jamais à jouer au cours de son existence.

Fandor, en effet, enroulé dans des couvertures, afin de ne point grelotter, s’installait sur l’un des petits chariots à roulettes dont dispose l’établissement, puis on le poussait dans la salle frigorifique, et il y restait exposé pendant plusieurs heures, en attendant l’heure de fermeture officielle, cinq heures du soir, qu’il voyait arriver non sans un certain soulagement.

Il lui fallait, en effet, perpétuellement, car il y avait souvent du monde, se contraindre à une immobilité absolue, se faire en un mot, passer pour mort.

Ce matin-là, Fandor était d’humeur particulièrement joyeuse.

— Eh bien, interrogea-t-il, parlant d’une voix vibrante, dont les accents sonores terrifiaient Bouzille qui avait perpétuellement peur d’une surprise, eh bien, vais-je faire de nouvelles connaissances, aujourd’hui ? Voyons, Bouzille, qui vas-tu me donner pour voisin ?

— Ma foi, m’sieur Fandor, articula le chemineau, la morgue n’est pas riche en ce moment ! C’est sans doute pour ça qu’il vient si peu de monde pour voir les cadavres… À part les gamins au-dessous de douze ans qu’on ne laisse pas entrer, nous avons eu bien peu de visites hier, et j’imagine qu’il en sera de même aujourd’hui…

— Je l’espère vivement, fit Fandor, c’est éreintant de rester immobile ! Et je suis plus heureux quand il ne vient personne. Mais tu ne réponds pas à ma question, qui vais-je avoir à côté de moi ?

— C’est à votre choix, m’sieur Fandor… ils sont deux. Le grand gaillard, qu’on a trouvé dans la Seine avant-hier, et l’homme-tronc…

— Ma foi, dit Fandor, ce sont là des compagnons qui m’indiffèrent. Place-nous comme tu voudras, mais laisse-moi le temps de déjeuner.

Le journaliste entrouvrait la besace apportée par Bouzille, en sortait un pain avec du fromage qu’il dévorait à belles dents.