Il y eut cependant un silence, pendant lequel le policier se remémora ce que M me Verdon venait de lui dire.
Puis, posément, la fixant dans les yeux, Juve articula :
— Ce ne sont pas là les renseignements, madame, que vous avez fournis, lorsque, par commission rogatoire, M. Juve, l’inspecteur de police, vous a fait questionner ?
M me Verdon pâlissait légèrement.
Et Juve pâlissait à son tour.
Précédemment, le timbre de la voix de M me Verdon l’avait frappé ; désormais c’était sa physionomie, ses traits, qui, peu à peu, se révélaient à l’inspecteur de police.
Après avoir eu une impression de déjà entendu par la voix de M me Verdon, Juve allait-il avoir une impression de déjà vu en considérant le visage de la vieille dame ?
Non, certes, il était bien certain que le policier ne la connaissait pas, et cependant, il y avait quelque chose d’extraordinaire dans les traits de cette personne. Juve sentait son cœur battre, il était haletant, il ne savait plus que dire, et, cependant que M me Verdon l’interrogeait à son tour, il reprit :
— Vous n’avez pas dit, madame, pour le policier Juve, ce que vous me dites actuellement ?
La mystérieuse personne avec laquelle Juve s’entretenait rétorquait alors nettement :
— Eh bien, monsieur, j’aime autant vous l’avouer. Lorsque M. Juve daignera venir me questionner, je lui dirai bien des choses qui le surprendront et qui lui rendront même service !
M me Verdon s’exprimait sur le ton de la conversation ordinaire, mais son apparence démentait le ton de ses propos.
En réalité, elle avait l’air fort troublée.
Si troublée même, qu’à un moment donné, Juve, qui était fort étonné par ces paroles eut l’idée de lui déclarer :
— Madame, inutile d’attendre plus longtemps la visite de M. Juve, c’est lui qui se trouve devant vous.
Le policier savait par expérience que parfois, en brusquant les choses, on réussit un peu mieux à avoir des renseignements, voire même des aveux, qui ne se produiraient pas dans d’autres circonstances, notamment si la personne interrogée avait le temps de se ressaisir.
Juve, pourtant, avait bien l’impression que si cette femme en face de laquelle il se trouvait avait quelque chose de mystérieux dans son existence, ce n’était certainement pas une criminelle coupable.
D’instinct, Juve devinait qu’il s’agissait plutôt là d’une malheureuse et d’une misérable.
Pourquoi tous ces raisonnements lui venaient-ils à l’esprit ?
Pourquoi Juve se demandait-il si M me Verdon était une coupable ou une victime ?
Et pourquoi n’admettait-il pas tout simplement qu’elle n’était ni l’une ni l’autre, se contentant de vivre sa vie de vieille dame, bourgeoise et célibataire, retirée dans sa petite propriété à la campagne ?
Juve, cependant, ne pouvait admettre que tel fut le cas de M me Verdon.
— Madame, commença-t-il, puisque vous désirez voir l’inspecteur Juve, je vais immédiatement…
Mais il était soudain interrompu par son interlocutrice elle-même.
M me Verdon qui, jusqu’alors était restée à demi étendue sur sa chaise longue, se souleva, dans un geste brusque et spontané.
Elle venait de prêter l’oreille ; Juve fit comme elle. On entendit au lointain le roulement sourd d’une voiture et le trot sec des chevaux dont les colliers portaient des grelots.
M me Verdon devint toute pâle.
— Je vous en prie, monsieur, fit-elle, cessons pour le moment notre entretien. Quelqu’un que j’attends arrive, il sera ici dans ma chambre avant cinq minutes. Je suis toute prête à dire ce qu’il vous plaira à M. Juve, mais pas en ce moment, pas en présence de la personne qui vient. Voulez-vous me promettre que vous allez vous retirer immédiatement ? Je vous en serai infiniment reconnaissante !
Juve fronça le sourcil.
Ces atermoiements, ces hésitations, tous ces mystères, commençaient à l’agacer singulièrement et, pour un peu, le policier se serait fait connaître en deux mots, aurait attendu l’arrivée, de la personne annoncée par M me Verdon et il l’aurait brusquement interrogée aussi. Mais Juve savait par expérience que, si dans certains cas la brusquerie peut être utile, dans d’autres il est préférable de procéder avec lenteur et délicatesse.
Au surplus, Juve se sentait sur un terrain dangereux, et ne voulait s’avancer qu’avec précautions.
— Soit, madame, déclara-t-il, je me retire !
M me Verdon le conduisait jusqu’à un petit escalier de service, dont l’accès était dissimulé dans un couloir à côté de la salle de bain.
Juve commença à descendre, lorsqu’il s’arrêta :
— Un mot, madame, un mot seulement.
— Parlez, monsieur ? fit M me Verdon, qui dissimulait à grand’peine son impatience anxieuse.
— Le nom de la personne que vous attendez ? demanda Juve.
La mystérieuse vieille dame se prit à sourire.
— Le professeur Marcus, monsieur, dit-elle, mon nouveau locataire. C’est un savant, un géologue, vous comprendrez aisément que je ne veux point qu’il soupçonne les affreuses histoires auxquelles je suis involontairement mêlée pour le moment.
Juve n’insistait pas ; il descendit le petit escalier qui le conduisait au rez-de-chaussée de la maison, et cela au moment précis où, devant la porte principale, à la grille du jardin, s’arrêtait la voiture à deux chevaux dont on avait entendu le roulement quelques instants auparavant.
Un homme en descendait, sautant à terre avec une légèreté qui aurait pu paraître extraordinaire à quiconque l’aurait observé, à quiconque surtout se serait rendu compte de son âge.
Le personnage, en effet, le professeur Marcus, pouvait avoir dépassé soixante ou soixante-dix ans, tant était longue et blanche sa barbe, tant était voûté son dos.
Il semblait que le professeur Marcus quittait cette attitude de jeune homme leste et robuste sitôt descendu de voiture.
Dès lors, marchant à petits pas, il gagnait le vestibule en familier de la maison, sans se faire annoncer par les domestiques, il montait au premier étage, traversait le salon.
Puis, lentement, il gagnait la chambre où, quelques instants auparavant, Juve s’était trouvé en tête à tête avec M me Verdon.
Celle-ci, précisément, venait de rentrer dans la pièce, elle avait tiré derrière elle le verrou qui permettait de communiquer avec le petit escalier par lequel elle avait fait disparaître Juve, sans se douter de l’identité du personnage qu’elle conduisait.
Et, dès lors, s’avançant avec un sourire aimable, elle tendit la main au professeur Marcus, celui-ci y déposa un tendre et respectueux baiser.
— Ça, par exemple, c’est extraordinaire ! Mais c’est excellent aussi !
Dans une petite baraque sur les bords de l’Isère, à cent mètres environ de la propriété de M me Verdon, un homme venait de s’introduire par le plus grand des hasards.
Cet homme, c’était Juve.
Le policier, au sortir de la demeure, avait été appréhendé par un domestique qui le menait poliment, mais rapidement jusqu’à la grille du jardin.
Celui-ci était entouré de haies épaisses et fournies, derrière lesquelles on pouvait se dissimuler aisément.
Juve s’était dit :
— En somme, cette excellente dame me fourre à la porte, et, sous prétexte de ne rien vouloir dire qu’à Juve, elle en profite pour refuser de renseigner la police. Oh ! oh ! tout ceci est assez mystérieux. Puisque j’ai commencé à employer la manière douce, continuons à procéder de même ; ne nous faisons connaître que le plus tard possible !
» Tout d’abord, étudions les dispositions de la place qu’il s’agit d’assiéger.
Juve, alors longeant l’épaisse haie qui bordait le jardin, parvenait par un étroit sentier jusqu’au bord de l’Isère.
Il apercevait, émergeant de la berge, la toiture noire et pointue d’une petite cabane, haute d’un mètre cinquante environ, qui devait recouvrir évidemment quelque vanne ou quelque prise d’eau.