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À la façon dont le nouvel arrivant parlait, Juve comprit qu’il s’agissait d’un domestique.

Celui-ci, en effet, venait évidemment d’entrer dans la pièce, et il posait cette question au professeur Marcus :

— L’homme du chemin de fer, monsieur, vient de dire qu’il a trouvé dans le compartiment dans lequel était monsieur, le petit sac que monsieur se plaignait tout à l’heure d’avoir perdu.

À ce moment, d’un ton embarrassé, Marcus répliqua :

— C’est bien, donnez-lui quelque chose pour le remercier.

Alors Juve avait l’impression que le serviteur se retirait, puis revenait sur ses pas.

Il disait encore, en effet, après un court silence :

— L’homme a retrouvé également le billet de monsieur, le billet que monsieur a pris à Paris, et qu’il avait perdu en arrivant à Grenoble, ce qui l’a obligé à payer deux fois sa place…

— Oh ! oh ! pensa Juve, qu’est-ce que cela signifie ? Voilà un géologue qui nous raconte qu’il vient de passer quarante-huit heures dans la montagne, et un domestique surgit qui, maladroitement, dit que ce professeur est allé à Paris puisqu’il apparaît nettement, désormais, qu’il vient d’en revenir…

Assurément, M me Verdon se faisait, à ce moment précis, le même raisonnement que le policier, car Juve l’entendit demander aussitôt après le départ du serviteur, d’une voix étrangement angoissée :

— Monsieur Marcus, que m’avez-vous donc raconté ? Vous prétendiez être dans la montagne, or voici que vous revenez de Paris ?

— Hélas, c’est vrai, j’ai menti !… rétorqua la voix de Marcus.

Et, dès lors, il y eut un long silence.

Juve, à l’intérieur de sa cabane, était furieux de se voir mal renseigné.

— Si je pouvais les voir, pensait-il, si je pouvais comprendre, à leurs gestes, à leurs physionomies, leurs intentions et leurs attitudes, je suis sûr que je comprendrais ce qui se passe, alors que pour le moment je ne devine rien.

Mais Juve pressentait qu’il allait se passer quelque chose et, désormais, s’applaudissait d’avoir eu la patience de rester à écouter les propos échangés au début de la conversation, et qu’il considérait comme étant sans importance.

Soudain, la curiosité de Juve se transforma en une profonde stupéfaction.

Nettement, distinctement, le tuyau acoustique, si précieux dans la circonstance, lui apportait jusqu’à l’oreille un mot, un nom que venait d’articuler le professeur Marcus.

Celui-ci, lentement, avait dit ce simple nom :

— Alice !…

Or, il semblait que ce gracieux prénom devait avoir une extrême importance, une extraordinaire signification.

En effet, à peine Marcus avait-il dit : « Alice », que M me Verdon rétorquait d’une voix étranglée :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! Que venez-vous de dire ? Pourquoi prononcez-vous ce mot ? Que signifie, monsieur ?…

Mais le professeur Marcus, d’une voix insinuante et douce, continuait, pour la plus grande satisfaction de Juve, qui ne perdait pas un mot de ces paroles :

— Madame, disait-il, je vous ai peut-être trompé tout à l’heure, en vous disant que j’étais allé dans la montagne, tandis qu’en réalité je me trouvais à Paris. J’ai dû faire ce voyage uniquement pour des motifs graves que vous connaîtrez bientôt. Je tenais à vous le cacher, pour des motifs graves également, car il est des émotions que je dois vous épargner !

— Monsieur !… Monsieur ! interrompait la vieille dame, au nom du ciel, dites-le moi ! Pourquoi donc avez-vous dit ce nom : « Alice » ?

Mais, dès lors, d’une voix vibrante, le professeur Marcus rétorquait :

— Parce que c’est votre nom, madame ! Parce que vous êtes Alice, parce c’est toi, que je te reconnais ! Parce que quinze années passées dans la séparation la plus cruelle et dans l’ignorance l’un de l’autre n’ont pas suffi à me faire oublier ta personne adorée et chérie, la femme que j’aimais le plus au monde !

Et c’était alors madame Verdon qui poussait ce cri :

— Étienne Rambert !

Dès lors, les propos échangés par les deux êtres qui s’entretenaient, se croyant sans témoin, au premier étage de la maison mystérieuse, parvenaient entrecoupés, hachés, aux oreilles de Juve.

En dépit de l’incommodité de la position dans laquelle il se trouvait, Juve demeurait immobile, l’oreille collée au tuyau acoustique.

Il apprenait des choses phénoménales ; le hasard venait de le mettre sur une piste véritablement insoupçonnée !

— Il y a quinze ans !… Oui, quinze ans déjà !… Dieu que le temps passe vite, et que pourtant les heures sont longues à qui veut les compter !

C’était M me Verdon qui s’exprimait ainsi. Elle continuait d’une voix lente et douce, scandant les mots, cherchant ses phrases qui semblaient se forger avec peine dans son cerveau :

— Il y a quinze ans !… Oui… faisait-elle, j’étais encore jeune alors, j’étais la femme la plus heureuse du monde, et aimée d’Étienne Rambert mon mari, mère d’un petit garçon qui déjà devenait un jeune homme, de Charles Rambert…

» Puis, au cours d’un voyage que faisait mon époux dans les colonies, où il avait de gros intérêts, j’apprenais tout d’un coup que les malheurs les plus effrayants s’étaient abattus sur ma tête.

» Mon mari ne donnait plus signe de vie, il ne répondait plus à mes lettres, à mes dépêches ; puis un jour, oh ! ce jour fatal que je n’oublierai jamais, quelqu’un, un imposteur, se présentait devant moi et me disait :

» — Madame, à dater de ce jour, Étienne Rambert c’est moi !

» — C’est vous ? m’écriai-je, vous êtes fou, vous êtes un misérable !

» L’homme restait, s’imposait, l’homme était un monstre, qui, après s’être emparé de mon mari, l’avoir fait disparaître, prenait sa personnalité, sa place, jusque dans le coin le plus intime de son foyer. Oui, cet homme voulait me persuader, à moi, à moi-même, qu’il était mon époux, que j’étais sa femme, qu’il était le père de mon enfant !

» J’ai protesté, je me suis plainte ; puis, peu à peu terrorisée par la menace perpétuelle de cet homme, j’ai voulu, au lieu de me révolter, essayer de ruser avec lui.

» J’ai feint d’admettre la fable ridicule qu’il avait imaginée, et j’ai joué la plus atroce comédie qu’il soit possible à une honnête femme de jouer…

» Tout cela, c’était pour mon enfant, pour Charles Rambert, et je me disais qu’un jour on parviendrait à démasquer cet imposteur, à le confondre aux yeux de tous !

» J’avais toutefois, par moments, des révoltes terribles, et dès lors, exaspérée, je lui criais ma haine, en même temps que je clamais mon désespoir.

» Alors, monsieur, alors mon ami, il s’est passé quelque chose de plus affreux que tout ! Ce misérable, voyant qu’il ne parviendrait jamais à faire de moi la complice de son épouvantable subterfuge, et redoutant que la vérité ne parvînt à se faire jour, me faisait enfermer dans une maison de santé, déclarant que j’étais folle, et prétendant que ma folie consistait à ne pas vouloir reconnaître mon mari !

» Et je suis restée dix ans… oui, dix ans au cabanon ! et cent fois pour une, ma raison a failli sombrer, dans la promiscuité des fous !

De grosses gouttes de sueur perlaient au front de Juve, cependant qu’il entendait ce récit.

Ce que disait cette mystérieuse M me Verdon, qui venait de reconnaître qu’elle s’appelait en réalité Alice Rambert, n’était pas inconnu du policier.

Il y avait longtemps, quinze ans, que Juve avait été mis au courant d’une semblable histoire ?

Certes, il n’avait jamais entendu parler de cette M me Rambert, mais il avait connu, fort bien connu, l’enfant dont elle déplorait la perte.

Or, cet enfant, Charles Rambert, il vivait, il vivait toujours.

Juve le savait mieux que personne, Juve l’avait adopté, fait sien, il était devenu le compagnon de lutte de l’inspecteur, il avait avec lui vécu son existence aventureuse ; cet enfant, ce Charles Rambert, c’était Jérôme Fandor !…