La fièvre, à cet instant, lui donna le délire, elle songea encore :
— Quel beau linceul me fera la mer frangée d’écume !…
Puis, elle ne songea plus… l’évanouissement suprême mit fin à sa torture… elle cessa de nager… sa jolie tête chercha l’appui trompeur des flots moelleux… la mer s’ouvrit, la reçut en son sein, l’engloutit, se ferma sur elle, tranquille, calme, voilant le meurtre qu’elle venait d’accomplir sous les vaguelettes joueuses du courant.
— Donne-lui encore du rhum…
— By Jove, tu vas la mettre dans les vignes.
— T’inquiète pas, ma vieille… elle en reviendra…
— Place, place… voilà des briques chaudes…
— Vente dur, ce matin… Et alors, qu’est-ce qu’elle dit ?
— Rien, capitaine… rien encore…
Cela sentait la mer dans ce logis étroit aux formes arrondies, dans cette cabine qui comportait tout juste un petit lit, un cadre, une table à roulis et quelques ustensiles de toilette.
Cela sentait la mer et, de fait, si quelque curieux avait glissé un regard à travers un étroit hublot, il n’eût aperçu, au plus lointain de l’horizon, que les flots glauques, frangés d’écume, se creusant en d’énormes vagues, se bousculant en colères soudaines, s’enflant en montagnes et déferlant en avalanche…
Une cabine !… Était-ce donc à bord d’un bateau que se trouvaient ces hommes au rude visage, aux gestes brusques, qui s’entassaient dans l’étroit logement, se bousculant les uns les autres, apportant chacun un objet, qui des briques chaudes, qui un grand bol rempli de rhum ?
Le doute, à la vérité, n’était pas permis. Les oscillations du plancher, les craquements qui se faisaient entendre, le heurt sourd des lames battant les flancs du vaisseau, et par-dessus tout les hurlements de la brise… l’odeur âcre et saline qui régnait en ces lieux eût suffi à en donner la certitude.
Mais que se passait-il dans cette chambre ? Pourquoi ces hommes frustres et brutaux se hâtaient-ils ainsi vers le lit ?
Sur le cadre étroit était étendue une femme. Elle paraissait inanimée, morte peut-être… Ses cheveux dénoués s’enroulaient autour de son front, emmêlés d’algues, parsemés de coquillages. Ses vêtements trempés collaient à ses membres. Son visage blême était immobile.
Qu’était-elle ? D’où venait-elle ?
Quel terrible accident l’avait réduite au triste état où elle se trouvait ?
— Donnez-lui du rhum, sang Dieu ! reprenait une voix. Avec le rhum, on remet toujours les gens sur patte. C’est la meilleure médecine…
Dans le grand bol une large rasade fut versée. Un homme, un colosse, qui, pieds nus, portait pour tout vêtement une courte culotte de toile et une sorte de chandail ouvert au cou, laissant apercevoir une robuste poitrine, s’approchait précautionneusement de la malade.
— Une… deux… trois… sautez muscade, annonçait-il. Je parie qu’à ce coup-ci la belle enfant se décide à nous dire bonjour ou bonsoir…
Cet homme, qui semblait d’une force herculéenne, avait en réalité des gestes assez doux. Il trouvait moyen, avec le manche d’une cuiller de plomb, de desserrer les dents de la malade inanimée et alors, avec de douces précautions, il versait de petites gorgées de liquide, la forçant en quelque sorte à boire.
Il n’insistait pas longtemps, d’ailleurs. Le rhum dont il se servait était effroyablement fort, et son effet ne se faisait pas longtemps attendre.
La malade, tout à l’heure inanimée, ouvrit les yeux. D’abord, elle considéra avec une stupeur profonde les visages qui se penchaient sur elle. Puis, il sembla qu’une épouvante passa sur son visage. Ses mains se crispèrent, elle voulut parler, un son indistinct sortit seul de sa gorge crispée.
Autour d’elle, cependant, ceux qui la soignaient se répandaient en exclamations de joie.
— Boum, ça y est… disait un grand gaillard qui venait d’apporter des briques chaudes, et de les appuyer contre les pieds de la rescapée. Y a pas à dire, elle revient…
— Elle revient si bien, affirma l’homme qui tenait le bol de rhum, que la voilà hors de danger. Encore une rasade, et, ma parole, ni vu ni connu !
Il forçait en effet la malade à boire encore, mais celle-ci, bientôt, repoussait le bol. Le rhum semblait lui causer une fièvre intense. Elle retrouvait des forces factices ; d’une voix sourde, elle interrogea :
— Où suis-je ? Que me voulez-vous ?
Dix voix la renseignèrent en même temps :
— Ah ! par exemple… ripostait l’homme au bol, elle est fameuse… Eh bien ! madame ma chère, sauf vot’respect, vous êtes sur La Cordillère, un fin voilier, ma parole, et qui file en ce moment vent arrière une jolie couple de nœuds. Ce qui vous est arrivé, dame, ce serait plutôt à vous de nous le dire… quoique… enfin… suffit… je m’entends !…
Un éclat de rire couvrait ses paroles. L’assistance prêtait évidemment un sens mystérieux à cette réponse peu claire.
La malade, pourtant, s’informait encore :
— Je suis à bord d’un bateau… comme cela se fait-il ?
Mais cette fois-ci, les hommes d’équipage riaient encore plus fort.
— Ma belle poulette, reprenait l’homme au rhum, sûrement vous n’avez pas encore la tête bien à vous… Voyons, un petit effort de mémoire. Vous ne vous rappelez pas que vous étiez dans la tasse, et en train de boire Un fameux coup, lorsque, tout bonnement, la gaffe au veilleur de beaupré vous a proprement crochée et tirée du bouillon ?
Ce n’était peut-être pas très clair, mais la jeune femme cependant semblait désormais comprendre les explications qu’on lui donnait.
— C’est vrai, murmurait-elle faiblement… Je m’étais évanouie, je me noyais… Mais c’est vous qui m’avez sauvée, alors ?
— Dame ! probable !
La rescapée, à ce moment, faisait effort pour se soulever faiblement. On l’aidait à s’asseoir sur son lit, puis elle reprenait :
— Oh ! si vous saviez à quel danger j’échappe… si vous saviez qui je suis…
À cette minute, l’inconnue s’interrompit…
La scène était étrange, en vérité, car à peine avait-elle dit ces mots que l’équipage, à nouveau, éclatait d’un grand rire amusé.
— Oui ! oui ! ça va bien ! disait un des matelots. On sait ce qu’on sait et on ne sait pas ce qu’on ne sait pas. Ça, c’est des affaires que vous verrez plus tard, quand vous serez tout à fait bien, avec notre capitaine !…
— Mais, je suis bien, murmura la jeune femme…
Elle voulait se lever, en effet, elle se fût levée peut-être par un prodige d’énergie, si des poignes robustes ne l’avaient maintenue et forcée à s’étendre à nouveau.
— Bougez donc pas, murmurait-on.
La rescapée demanda :
— Mais ce bateau… ce bateau sur lequel je suis… où va-t-il ?
Les matelots se consultèrent du regard.
— Bah ! on peut lui dire, hasarda l’un.
L’homme au rhum fut catégorique :
— Eh bien, ma poulette, on va comme qui dirait tout à côté. Deux mois de mer et l’on sera rendu… Et encore, si l’on ne tombe pas dans le calme plat…
— Deux mois de mer !…
La rescapée venait de répondre sur un ton d’indicible effroi. Elle articula faiblement :
— Mais la prochaine escale ?
— Pas d’escale pour nous, ma belle…
— Pas d’escale ? Ce bateau va où, alors ?
L’homme lâcha dans un éclat de rire :
— Où s’en va La Cordillère ? Dame ! où vous irez… et si vous voulez en savoir plus, voilà la chose : tout tranquillement, nous filons vers le Chili, et cela, en doublant la pointe !
Or, l’homme n’avait pas fini de parler que la rescapée subitement changeait de visage. Elle avait tout à l’heure paru atterrée, maintenant elle semblait presque joyeuse.
— Au Chili, répétait-elle, vous allez au Chili ?
Et brusquement elle demanda :
— À vous autres qui m’avez sauvée, je dirai merci plus tard, mais il faut, avant tout, que j’accomplisse une démarche grave. Puis-je parler au capitaine ?