— Soyons prudents, monsieur Quevedo, ajouta-t-il en latin. Vous n’êtes pas dans une situation qui vous permette de murmurer à haute voix.
Don Francisco regarda le prêtre en rajustant ses besicles.
— Murmurer, moi ?… Vous vous trompez, mon père. Je ne murmure pas, j’affirme, et à haute voix.
Debout, tourné vers le reste de l’assistance, il récita alors d’une voix sonore et claire d’homme instruit :
Point ne me tairai, même si ton doigt touche tantôt ton front, tantôt ta bouche, conseillant silence, éveillant effroi. N’y a-t-il pas, morbleu, d’esprit farouche ? Doit-on toujours sentir ce que l’on dit ? Ne jamais dire ce que l’on a senti ?
Juan Vicunta et le licencié Calzas applaudirent. Fadrique le Borgne opina gravement du bonnet. Le capitaine Alatriste regardait Don Francisco avec un large sourire mélancolique que celui-ci lui rendit et l’abbé Ferez se donna pour vaincu, baissant les yeux vers son muscat généreusement allongé d’eau. Le poète revenait à la charge avec un sonnet qu’il récitait de temps en temps :
J’ai regardé les murs de ma patrie, puissants naguère, aujourd’hui effondrés…
Caridad la Lebrijana vint débarrasser la table et demander un peu de calme avant de s’éloigner avec un mouvement de hanches qui attira tous les yeux, sauf ceux du père jésuite, concentré sur son muscat, et ceux de Don Francisco, perdus dans ses combats contre des fantômes silencieux :
J’entrai céans, ne vis qu’affront, dépouille de l’ancien logis ; moins fort et plus tors le bâton, mon épée par l’âge assagie. Tout ce que mon regard déplore est le souvenir de la mort.
Des inconnus entraient dans la taverne et Diego Alatriste posa la main sur le bras du poète pour le calmer. Souvenir de la mort ! répéta Don Francisco en guise de conclusion. Puis il se rassit, absorbé dans ses pensées, acceptant le nouveau pichet de vin que lui offrait le capitaine. En vérité, à Madrid, Don Francisco se trouvait toujours entre deux incarcérations ou deux exils. Peut-être pour cette raison, même s’il lui arriva d’acheter quelques maisons dont les revenus lui furent souvent dérobés par des administrateurs sans scrupules, ne voulut-il jamais avoir sa propre demeure à Madrid. Il préférait loger à l’auberge. Entre les mauvais coups du sort, les trêves étaient bien courtes pour cet homme singulier, peste pour ses ennemis et ravissement pour ses amis, lui que nobles et beaux esprits venaient pareillement consulter, alors que bien souvent il n’avait pas un maravédis en poche. Fortune varie, et la sienne variait souvent.
— Puisqu’il faut nous battre, battons-nous, ajouta le poète quelques instants plus tard.
Il avait parlé d’une voix sourde, comme pour lui-même, un œil nageant sur son pichet de vin, l’autre déjà noyé dedans. La main toujours posée sur son bras, penché au-dessus de la table, Alatriste lui souriait avec une tristesse affectueuse.
— Nous battre contre qui, Don Francisco ?
Son expression était absente, comme s’il savait d’avance qu’il n’obtiendrait pas de réponse. Don Francisco dressa un doigt en l’air. Ses besicles avaient glissé sur son nez et pendaient au bout de leur cordon, deux doigts au-dessus du pichet de vin.
— Contre la stupidité, la méchanceté, la superstition, l’envie et l’ignorance, dit lentement le poète, comme s’il regardait son reflet à la surface du vin. Autrement dit, contre l’Espagne et contre tout.
Assis près de la porte, j’écoutais ce discours, émerveillé et inquiet, devinant que sous les paroles chagrines de Don Francisco se cachaient des choses obscures que je ne pouvais comprendre mais qui n’étaient pas seulement l’effet de son caractère grognon. J’étais trop jeune encore pour savoir que l’on peut parler avec une dureté extrême de ce qu’on aime, avec l’autorité morale que nous confère cet amour. Comme je le compris plus tard, la situation de l’Espagne était source de grande tristesse pour Don Francisco de Quevedo. Une Espagne encore redoutable à l’extérieur, mais qui, malgré la pompe et les artifices de notre jeune et charmant monarque, malgré notre fierté nationale et nos héroïques faits d’armes, s’était endormie, plaçant toute sa confiance dans l’or et l’argent qu’apportaient les galions des Indes. Mais cet or et cet argent se perdaient entre les mains de l’aristocratie, des fonctionnaires et du clergé, paresseux, corrompus et oisifs. On les gaspillait en vaines entreprises comme cette nouvelle et coûteuse guerre de Flandre où l’entretien du moindre piquier coûtait une fortune. Jusqu’aux Hollandais, contre qui nous nous battions et qui nous vendaient les produits de leurs manufactures et entretenaient des relations commerciales à Cadix même, afin de s’emparer des métaux précieux que nos navires, après avoir esquivé leurs pirates, ramenaient du Ponant. Les Aragonais et les Catalans se barricadaient derrière leurs lois, le Portugal ne tenait que par un fil, le commerce était aux mains des étrangers, les finances dans celles des banquiers génois, et personne ne travaillait sauf les pauvres paysans, saignés par les collecteurs d’impôts au nom de l’aristocratie et du roi. Et au beau milieu de cette corruption, de cette folie, tournant le dos à l’histoire, la malheureuse Espagne, tel un bel animal, terrible en apparence, capable de furieux coups de griffes, mais le cœur rongé par une tumeur maligne, pourrissait de l’intérieur, condamnée à une décadence inexorable dont la vision n’échappait pas à la clairvoyance de cet homme hors du commun qu’était Don Francisco de Quevedo. Mais en ce temps-là, je n’étais capable que de deviner la hardiesse de ses propos. Je jetais des coups d’œil inquiets dans la rue, m’attendant à voir surgir d’un moment à l’autre les argousins du corrégidor, venus l’emprisonner pour son orgueilleuse imprudence.
Ce fut alors que je vis le carrosse. Je mentirais si je disais que je n’attendais pas son passage dans la rue de Tolède, deux ou trois fois par semaine, à peu près toujours à la même heure. Il était noir, garni de cuir et de velours rouge. Le cocher ne conduisait pas ses deux mules du haut de son siège mais chevauchait l’une d’elles, comme c’était l’habitude avec ce genre d’attelage. Une bonne voiture, mais discrète, comme on en voit à ceux qui occupent une position élevée dans la société mais ne peuvent, ou ne veulent, trop se montrer. De riches commerçants ou de hauts fonctionnaires qui, sans appartenir à la noblesse, jouissaient de grands pouvoirs à la cour.
Cependant, ce qui m’importait n’était pas le contenant mais le contenu. La main encore enfantine, blanche comme du papier de soie, que l’on voyait délicatement posée sur l’encadrement de la portière. Le reflet doré d’une chevelure longue et bouclée. Et les yeux. Malgré le temps qui a passé depuis que je les vis pour la première fois, malgré les nombreux déboires et aventures que ces yeux bleus allaient me valoir au cours des années qui suivirent, aujourd’hui encore je suis incapable d’exprimer par écrit l’effet de ce regard lumineux et très pur, si trompeusement limpide, d’une couleur semblable à celle du ciel de Madrid que, plus tard, sut peindre comme personne l’artiste favori de Sa Majesté, Diego Velázquez.
Angélica d’Alquézar devait avoir onze ou douze ans et l’on devinait déjà en elle la splendide beauté qu’elle allait devenir et que Velázquez immortalisa sur le fameux tableau pour lequel elle posa quelque temps plus tard, en 1635. Mais à l’époque dont je parle, une dizaine d’années plus tôt, en ces matins de mars qui précédèrent l’aventure des deux Anglais, j’ignorais l’identité de la petite fille qui tous les deux ou trois jours parcourait en carrosse la rue de Tolède, en direction de la Plaza Mayor et du Palais royal où – comme je l’appris par la suite – elle assistait la reine et les jeunes princesses en qualité de menine, grâce au poste qu’occupait son oncle, l’Aragonais Luis d’Alquézar, alors l’un des secrétaires les plus influents du roi. Pour moi, la petite fille blonde dans son carrosse n’était qu’une merveilleuse vision céleste, aussi éloignée de ma pauvre condition de mortel que pouvaient l’être le soleil ou la plus belle étoile de ce coin de la rue de Tolède où les roues de la voiture et les pattes des mules altières éclaboussaient de boue tous les passants.