Выбрать главу

— Bonne idée, avait-il simplement dit de sa voix sourde et rauque. Eux dans la lumière et nous dans l’ombre. Voir sans être vu.

Puis il s’était mis à siffloter cette petite musique qu’il semblait aimer tant, tiruli-ta-ta, tandis qu’ils se répartissaient la tâche à voix basse, sans un mot de trop, comme des gens du métier. Alatriste s’occuperait du plus âgé, l’Anglais au costume gris et au cheval tourdille. L’Italien se chargerait du jeune homme en habit marron, monté sur le bai. Pas de coups de pistolet puisque tout devait se faire avec suffisamment de discrétion pour que, la question réglée, ils pussent fouiller les bagages, trouver les documents et, naturellement, soulager les macchabées de l’argent qu’ils portaient sur eux. S’ils faisaient trop de bruit et alertaient des gens, tout serait perdu. De plus, la Maison aux sept cheminées n’était pas loin et les domestiques de l’ambassadeur d’Angleterre pouvaient venir prêter main-forte à leurs compatriotes. Il fallait donc que la rencontre soit rapide et mortelle : cling, clang, bonjour et adieu. Et tout ce joli monde en enfer ou ailleurs, là où s’en vont les anglicans hérétiques. Au moins ces deux-là ne réclameraient pas la confession comme le faisaient les bons catholiques, au risque de réveiller la moitié de Madrid.

Le capitaine remonta sa cape et regarda dans la direction où la ruelle faisait un coude éclairé par la flamme vacillante de la lanterne. Sous l’étoffe chaude, sa main gauche reposait sur le pommeau de son épée. Un instant, pour passer le temps, il essaya de se souvenir de tous les hommes qu’il avait tués ailleurs qu’à la guerre, où il est souvent impossible de connaître l’effet d’un coup d’épée ou d’arquebuse au milieu de la mêlée, à moins d’être face à face avec l’adversaire. Face à face. Ce dernier point était important, du moins pour lui. Car Diego Alatriste, à la différence d’autres sicaires, ne frappait jamais un homme dans le dos. Il est vrai qu’il ne laissait pas toujours à l’autre le temps de se mettre en garde. Mais il est vrai aussi que jamais il n’avait frappé quelqu’un qui ne fût point tourné vers lui, la rapière sortie de son fourreau, sauf une fois, une sentinelle hollandaise égorgée en pleine nuit. Mais c’était là les risques de la guerre, comme auraient dû le savoir les Allemands qui s’étaient mutinés à Maastricht, ou le reste des ennemis qu’il avait expédiés sur les champs de bataille. Et à l’époque, rien de tout cela n’était bien important. Mais le capitaine était un de ces hommes qui ont besoin de préserver ne serait-ce qu’un peu de leur amour-propre. Sur l’échiquier de la vie, chacun roque comme il peut. Cette justification, quoique bien faible, lui suffisait. Et lorsque ce n’était pas le cas, quand l’eau-de-vie faisait paraître dans ses yeux tous les diables qui torturaient son âme, elle lui donnait une raison de se raccrocher à la vie s’il lui arrivait de contempler avec un intérêt excessif le trou noir de ses pistolets.

Onze hommes, conclut-il enfin. Sans compter la guerre, quatre soldats dans des duels en Flandre et en Italie, un homme à Madrid et un autre à Séville. Affaires de jeu, paroles déplacées ou histoires de femmes. Quant aux autres, il les avait tués sur commande : cinq vies à tant le coup d’épée. Tous des hommes capables de se défendre, plus quelques ruffians de bas étage. Pas de remords, sauf dans deux cas : le galant d’une certaine dame dont le mari n’avait pas assez de vaillance pour se débarrasser lui-même de ses cornes et qui était pris de boisson la nuit où Diego Alatriste s’était porté à sa rencontre dans une rue mal éclairée. Le capitaine n’avait jamais oublié le regard trouble de cet homme qui ne comprenait pas ce qui lui arrivait. À peine le malheureux avait-il tiré son épée, titubant sur ses pieds, que six pouces d’acier lui étaient entrés dans la poitrine. Quant à l’autre, c’était un joli cœur de la cour, un jeune gobe-mouches couvert de rubans dont l’existence portait ombrage au comte de Guadalmedina. Une histoire de procès, de testament et d’héritage. Diego Alatriste s’était occupé de lui pour simplifier la procédure. L’affaire avait été expédiée lors d’une excursion du petit marquis, un certain Álvaro de Soto, qui s’était rendu à la fontaine del Acero avec quelques amis pour faire les yeux doux aux dames qui allaient prendre les eaux de l’autre côté du pont de Ségovie. Un prétexte, une bonne poussée, quelques échanges d’insultes et le jeune homme – il avait à peine vingt ans – était tombé dans la nasse en mettant la main à son épée. Tout s’était déroulé très vite. En un tournemain, le capitaine et les deux comparses qui couvraient ses arrières s’étaient envolés, laissant le petit marquis sur le dos, saigné à blanc, sous les regards horrifiés des dames et de leurs suivantes. L’affaire avait fait quelque bruit. Mais grâce à ses influences, Guadalmedina avait réussi à protéger le tueur. Mal à l’aise cependant, Alatriste avait longtemps gardé le souvenir de l’angoisse peinte sur le visage livide du jeune homme qui ne désirait nullement se battre contre cet inconnu à la féroce moustache, aux yeux clairs et froids, à l’aspect menaçant, mais qui s’était senti obligé de le faire parce que des amis et des dames le regardaient. Sans préambule, le capitaine lui avait allongé une botte très simple, lui transperçant le cou alors que le jeune beau essayait encore de se mettre élégamment en garde, bien droit, le geste assuré, tentant désespérément de se souvenir des leçons de son maître d’armes.

Onze hommes, compta Alatriste. Sauf le jeune marquis et un certain Carmelo Tejada, tué dans un duel entre soldats, en Flandre, il ne pouvait se souvenir du nom d’aucun d’entre eux. Ou peut-être ne l’avait-il jamais su. Quoi qu’il en soit, caché dans l’ombre de la porte, attendant ses victimes, gêné par cette blessure encore fraîche qui le forçait à rester à Madrid, Diego Alatriste eut une fois de plus une pensée nostalgique pour les champs de bataille de Flandre, le crépitement des arquebuses et les hennissements des chevaux, la sueur du combat aux côtés de ses compagnons, le battement des tambours et le pas tranquille des Tercios entrant en lice sous leurs vieux drapeaux. Comparée à Madrid, à cette ruelle où il s’apprêtait à tuer deux hommes qu’il n’avait jamais vus de sa vie, la guerre lui paraissait bien lointaine ce soir-là. La guerre était propre. L’ennemi était en face, et Dieu de votre côté. Du moins, c’est ce qu’on disait.

La cloche du couvent des carmes déchaussés sonna huit coups. Un peu plus tard, comme répondant à son signal, un bruit de sabots se fit entendre au bout de la ruelle, derrière l’angle que formait le mur du couvent. Diego Alatriste regarda dans la direction de l’ombre tapie contre la petite porte et le sifflotement de l’Italien lui indiqua qu’il était lui aussi en alerte. Le capitaine dégrafa sa cape, s’en défit pour qu’elle ne le gênât point dans ses mouvements, la plia et la déposa sous le porche. Puis il fixa les yeux sur l’angle de la rue éclairé par la lanterne. Deux chevaux s’approchaient lentement. La lumière jaunâtre arracha un reflet d’acier nu dans la cachette de l’Italien.

Le capitaine ajusta son gilet de cuir et tira son épée. Le bruit des sabots résonnait maintenant au bout de la rue et une première ombre commença à se profiler sur le mur, énorme, disproportionnée. Alatriste prit cinq ou six grandes respirations pour chasser les mauvaises humeurs de ses poumons. Puis, l’esprit plus clair, il sortit de l’ombre du porche, l’épée dans la main droite, sa dague biscayenne dans la gauche. À quelques pas, une forme jaillit des ténèbres de la petite porte, un éclair métallique dans chaque main, et rejoignit le capitaine pour se porter à la rencontre des deux silhouettes que la lanterne faisait déjà se découper sur le mur. Un pas, deux pas, un autre encore. Tout était diablement proche dans cette ruelle et, arrivées au coin, les ombres se rencontrèrent dans la confusion : éclairs d’acier, yeux écarquillés par la surprise, brusque respiration de l’Italien quand il choisit sa victime et se précipita en avant. Les deux voyageurs venaient à pied et tenaient leurs chevaux par les rênes. Tout fut très facile au début, sauf quand Alatriste hésita entre les deux hommes, cherchant à reconnaître le sien. L’Italien fut plus rapide, ou tarda moins à improviser. Toujours est-il que le capitaine le sentit se glisser contre lui comme un souffle et foncer sur le plus proche des hommes qui leur faisaient face, soit qu’il eût reconnu sa proie, soit que, indifférent à l’accord qui leur assignait à chacun une victime, il se fût lancé sur celui qui marchait en tête et avait ainsi moins de temps pour se prémunir contre l’attaque. En tout cas, il ne s’était pas trompé car Alatriste put voir le jeune homme blond, vêtu d’un costume marron, tenant par les rênes un cheval bai, pousser une exclamation en sautant de côté pour esquiver miraculeusement le coup que l’Italien venait de lui porter sans lui laisser le temps de mettre la main à l’épée.