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— Steenie !… Steenie !

Plus qu’un appel à l’aide, c’était un cri d’alarme à l’intention de son compagnon. Alatriste entendit le jeune homme crier deux fois pendant qu’il passait à côté de lui puis, esquivant la croupe du cheval qui s’était mis à caracoler, le capitaine pointa son épée vers l’autre Anglais, vêtu de gris. La lumière de la lanterne lui révéla un homme de belle allure avec des cheveux très blonds et une fine moustache. Le deuxième voyageur venait de lâcher les rênes de sa monture et, après avoir reculé de quelques pas, dégainait son épée avec la rapidité de l’éclair. Qu’il fût d’un hérétique ou d’un bon chrétien, son mouvement au moins rendait les choses plus claires à présent, et le capitaine fondit droit sur lui. L’Anglais allongea le bras pour garder ses distances puis, solidement campé sur un pied, il avança l’autre et toucha rapidement son ennemi qui changea à peine de position. Aussitôt, Alatriste donna un coup latéral avec sa biscayenne pour dévier la lame de son adversaire. Un instant plus tard, celui-ci avait reculé de quatre pas et se défendait désespérément, coincé contre le mur, alors que le capitaine s’apprêtait, méthodique et sûr de lui, à lui enfoncer six pouces d’acier dans le corps. C’était chose faite, ou presque, car si le jeune homme se battait avec vaillance et adresse, il était trop fougueux et s’épuisait vite. Alatriste entendait derrière lui tinter les épées de l’Italien et de l’autre Anglais, leur souffle et leurs imprécations. Du coin de l’œil, il pouvait deviner le mouvement de leurs ombres sur le mur.

Tout à coup, entre deux cliquetis, on entendit un gémissement et le capitaine vit que l’ombre du plus jeune des deux Anglais tombait à genoux. L’homme semblait blessé et se couvrait tant bien que mal face aux assauts de l’Italien. L’adversaire d’Alatriste parut en être bouleversé : d’un seul coup, son instinct de survie l’abandonna, de même que l’adresse avec laquelle il avait jusque-là tenu peu ou prou le capitaine à distance.

— Grâce pour mon compagnon ! cria-t-il en parant une botte, avec un accent très prononcé… Grâce pour mon compagnon !

Distrait, il avait un peu baissé la garde et, au premier instant d’inattention, après une feinte avec sa dague, le capitaine le désarma sans effort. Au diable cet hérétique de mes couilles, pensa-t-il. Qu’allait-il demander pitié pour l’autre, alors que lui-même était sur le point d’aller engraisser les vers de terre. L’épée de l’étranger volait encore en l’air qu’Alatriste pointait déjà la sienne sur la gorge de son adversaire et reculait le coude d’un pouce, ce qu’il fallait pour la traverser sans problèmes et régler l’affaire sur-le-champ. Grâce pour mon compagnon. Il fallait être bien dérangé, ou Anglais, pour crier ainsi dans une ruelle obscure de Madrid, quand les coups de fer pleuvaient de partout.

Mais l’Anglais persistait. Au lieu de demander grâce pour lui, ou encore – c’était à l’évidence un jeune homme au cœur vaillant – de mettre la main au petit poignard inutile qu’il portait encore à la ceinture, il jeta un regard désespéré à l’autre jeune homme qui, par terre, se défendait faiblement, puis, le montrant à Diego Alatriste, il cria une nouvelle fois :

— Grâce pour mon compagnon !

Le capitaine arrêta son bras, déconcerté. Ce jeune homme blond à la moustache soignée, aux longs cheveux en désordre à cause du voyage, vêtu d’un élégant costume gris recouvert de poussière, craignait pour son ami que l’Italien était sur le point de transpercer. Alors, à la lumière de la lanterne qui éclairait toujours la mêlée, le capitaine Alatriste prit le temps de regarder les yeux bleus de l’Anglais, son visage fin, pâle, crispé par une angoisse qui, clairement, n’avait rien à voir avec la peur de mourir. Des mains blanches et douces. Des traits d’aristocrate. Tout chez lui dénotait l’homme de qualité. Et il se souvint de la conversation qu’il avait eue avec les deux hommes masqués, du désir exprimé par l’un que l’on ne versât point trop de sang et l’insistance de l’autre, confirmée par l’inquisiteur Bocanegra, pour qu’on tuât les deux voyageurs. L’affaire était trop embrouillée pour qu’il pût l’expédier en deux coups d’épée et s’en tenir là.

Merde. Merde et merde. Sacrebleu ! Par tous les diables de l’enfer ! L’épée à un pouce de l’Anglais, Diego Alatriste hésita et l’autre s’en rendit compte. Avec une expression d’une extrême noblesse, incroyable dans les circonstances, il le regarda dans les yeux et lentement posa la main droite sur sa poitrine, sur son cœur, comme s’il prononçait un serment solennel au lieu de supplier.

— Grâce !

Il répéta sa supplique une dernière fois, à voix basse, presque sur le ton de la confidence. Et Diego Alatriste, qui continuait à apostropher tous les démons de l’enfer, sut qu’il ne pourrait plus tuer de sang-froid ce maudit Anglais, du moins pas cette nuit-là ni dans cet endroit. Il sut aussi, alors qu’il abaissait son épée et se retournait vers l’Italien et l’autre jeune homme, qu’il était sur le point de tomber, comme le parfait imbécile qu’il était, dans un des multiples pièges dont sa vie hasardeuse avait été semée.

À l’évidence, la situation réjouissait l’Italien. Il aurait pu achever plusieurs fois le blessé, mais il s’amusait à allonger des coups et à faire des feintes comme s’il prenait plaisir à retarder l’estocade définitive et mortelle. On aurait dit un chat noir et maigre en train de jouer avec une souris. À ses pieds, un genou en terre et le dos au mur, une main couvrant la blessure qui saignait à travers son pourpoint, le plus jeune des deux Anglais se battait faiblement, parant à grand-peine les attaques de son adversaire. Il ne demandait pas pitié. Son visage d’une pâleur mortelle était empreint d’une digne décision. Les mâchoires serrées, il était décidé à mourir sans un cri ni une plainte.

— Laissez-le ! cria Alatriste à l’Italien.

Entre deux attaques, celui-ci le regarda, surpris de voir à côté de lui l’autre Anglais, désarmé mais toujours debout. Il hésita un instant, jeta un regard à son adversaire, lui allongea une botte sans conviction excessive, puis regarda de nouveau le capitaine.

— Vous plaisantez ? dit-il en faisant un pas en arrière pour reprendre son souffle pendant qu’il faisait siffler son épée en donnant deux coups dans le vide, l’un à droite, l’autre à gauche.

— Laissez-le, insista Alatriste.

L’Italien le fixa longuement, refusant de comprendre ce qu’il venait d’entendre. À la lumière blafarde de la lanterne, son visage dévasté par la petite vérole ressemblait à la surface de la lune. Sa moustache noire se tordit en un sinistre sourire sur ses dents d’une blancheur éclatante.