— Allez-vous faire foutre, dit-il enfin.
Alatriste fit un pas dans sa direction et l’Italien regarda l’épée qu’il tenait à la main. Allongé par terre, incapable de comprendre ce qui se passait, le jeune blessé les dévisageait tour à tour.
— Cette affaire n’est pas claire, fit le capitaine. Pas claire du tout. Nous les tuerons un autre jour.
L’Italien continuait à le regarder fixement. Son sourire s’accentua, incrédule, puis s’effaça d’un coup.
— Vous êtes fou, dit-il. Nous risquons d’y laisser notre tête.
— J’en prends la responsabilité.
— Ah…
L’Italien sembla réfléchir. Soudain, avec la vitesse de l’éclair, il allongea une botte tellement foudroyante que, si Alatriste n’avait interposé sa lame, il aurait cloué le jeune homme allongé par terre contre le mur. Il se retira en lâchant un juron et cette fois ce fut Alatriste qui dut faire usage de son instinct d’escrimeur et de toute son adresse pour éviter la deuxième botte poussée par l’Italien, maintenant animé des plus meurtrières intentions. Deux pouces de plus, et elle l’aurait atteint au cœur.
— Nous nous retrouverons ! Cria le spadassin. Le monde est petit !
D’un coup de pied, il renversa la lanterne, puis se mit à courir et disparut dans l’obscurité de la ruelle, ombre parmi les ombres. Son rire éclata un instant plus tard, lointain, comme le pire des augures.
V
LES DEUX ANGLAIS
Le plus jeune des deux hommes n’était que légèrement blessé. Aidé de Diego Alatriste, son compagnon l’avait adossé au mur du jardin des carmes. Les deux hommes examinèrent sa blessure à la lumière de la lanterne qu’ils avaient rallumée : c’était une estafilade superficielle, de celles qui saignent abondamment et permettent ensuite aux jeunes godelureaux d’aller se pavaner devant les dames, le bras en écharpe, sans qu’il leur en ait coûté grand-chose. Dans le cas présent, l’écharpe ne serait même pas nécessaire. Le jeune homme au costume gris posa un mouchoir propre sur la blessure qui s’ouvrait sous l’aisselle gauche de son compagnon, puis il referma sa chemise, sa journade et son pourpoint en lui parlant doucement dans leur langue. Pendant toute l’opération que l’Anglais exécuta en tournant le dos au capitaine, comme s’il n’avait plus rien à craindre de lui, Diego Alatriste eut l’occasion de s’arrêter sur quelques détails dignes d’intérêt. Par exemple, en dépit de l’apparente sérénité du jeune homme vêtu de gris, ses mains tremblaient au début quand il avait ouvert les vêtements de son compagnon pour examiner sa blessure. Et puis, même s’il ne savait de l’idiome anglais que les mots que l’on peut échanger de bateau à bateau ou de parapet à parapet sur un champ de bataille – vocabulaire qui dans le cas d’un ancien soldat espagnol se limitait à « fockiou, sons of de gritbitch et oui are gain tou cat your balls » –, le capitaine avait pu saisir que l’Anglais vêtu de gris parlait à son compagnon avec une sorte de respect affectueux et que, tandis que l’autre l’appelait Steenie, sans aucun doute un surnom amical ou familier, l’homme en gris utilisait le mot milord pour s’adresser au blessé. Il y avait anguille sous roche, comme dit le proverbe, et celle-ci n’était certainement pas une civelle. La curiosité d’Alatriste en fut tellement éveillée qu’au lieu de détaler, comme le lui commandait à grands cris son bon sens, il resta là, immobile, à côté des deux Anglais qu’il avait bien failli expédier dans l’autre monde, réfléchissant à ce qu’il savait déjà de longue date, à savoir que les cimetières sont remplis de curieux. Mais il n’était pas moins vrai qu’au point où en étaient les choses, après l’incident avec l’Italien, avec ces deux hommes masqués et le père Emilio Bocanegra qui attendait certainement l’issue de l’affaire, son compte était bon. S’en aller, rester ou danser la chaconne, tout cela était du pareil au même. Se cacher la tête comme cet oiseau étrange que l’on disait vivre en Afrique ne servirait de rien. De toute façon, ce n’était pas dans le caractère de Diego Alatriste. Il comprenait fort bien qu’en déviant le coup de l’Italien, il avait commis un acte irréparable et qu’il lui était désormais impossible de revenir en arrière. Il ne lui restait donc plus qu’à jouer la partie avec la nouvelle donne que le destin moqueur venait de lui mettre entre les mains, aussi mauvaise fût-elle. Il regarda les deux jeunes gens qui, à cette heure et selon le plan convenu – il avait dans sa poche une partie de l’or reçu pour sa peine –, auraient dû être raides morts. Et il sentit des gouttes de sueur couler sur le col de sa chemise. Putain de sort, jura-t-il en silence. Il avait bien choisi son moment pour jouer les gentilshommes et s’embarrasser la conscience de scrupules dans cette venelle de Madrid. Et cela ne faisait sûrement que commencer.
L’Anglais vêtu de gris s’était relevé et observait le capitaine. Celui-ci put à son tour l’étudier à la lumière de la lanterne : petite moustache blonde et frisée, belle allure, des cernes de fatigue sous les yeux bleus. À peine trente ans et à n’en pas douter un homme de qualité. Comme l’autre, pâle comme un linge. Le sang ne leur était pas encore revenu au visage depuis qu’Alatriste et l’Italien avaient fondu sur eux.
— Nous sommes vos obligés, monsieur, dit l’homme vêtu de gris qui ajouta, après une légère pause : en dépit de tout.
Son espagnol était imprégné d’un accent anglais à couper au couteau. Mais le ton de sa voix paraissait sincère. Manifestement, lui et son compagnon avaient vraiment vu la mort en face, à cent lieues de toute gloire, et sans héroïques roulements de tambour, acculés contre un mur dans le noir, faits comme des rats au fond d’une ruelle. Une expérience que vivent de temps à autre, et c’est tant mieux, certains membres des classes privilégiées, trop habitués à parader la tête haute entre fifres et tambours. De fait, il battait des paupières de temps en temps, sans quitter le capitaine des yeux, comme surpris d’être toujours vivant. Et il pouvait l’être, l’hérétique.
— En dépit de tout, répéta-t-il.
Le capitaine ne sut que répondre. Tout bien pesé, malgré le dénouement de l’escarmouche, lui et son compagnon de fortune avaient tenté d’assassiner les jeunes Smith, ou ceux qui prétendaient s’appeler ainsi. Gêné par le silence qui suivit, il regarda autour de lui et vit briller par terre l’épée de l’Anglais. Il alla la ramasser et la lui rendit. Steenie, c’est-à-dire celui qui se faisait appeler Thomas Smith, la soupesa d’un air pensif avant de la remettre dans son fourreau. Il continuait à regarder Alatriste avec ces yeux bleus et francs qui incommodaient tellement le capitaine.
— Au début, nous avons bien cru que vous… dit-il, puis il se tut, comme s’il attendait qu’Alatriste complète sa phrase.
Mais celui-ci se contenta de hausser les épaules. Au même moment, le blessé fît le geste de se remettre debout et celui qu’il appelait Steenie se retourna pour l’aider. Ils avaient maintenant rengainé leurs épées et, à la lumière de la lanterne qui continuait à brûler par terre, ils observaient le capitaine avec curiosité.
— Vous n’êtes point un vulgaire coupe-jarret, conclut finalement Steenie qui retrouvait peu à peu ses couleurs.
Alatriste lança un regard au plus jeune des deux, celui que son compagnon avait plusieurs fois appelé « milord ». Petite moustache blonde, mains fines, l’air d’un aristocrate malgré son costume de voyage couvert de la poussière et de la saleté de la route. Si cet homme n’était pas issu d’une bonne famille, le capitaine était prêt à embrasser la foi des Turcs. Parole de soldat.