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— Dans de beaux draps, c’est le moins qu’on puisse dire, répéta Guadalmedina.

Le capitaine haussa les épaules. Sans chapeau et sans cape, il était debout dans une petite pièce décorée de tapisseries flamandes. À côté de lui, sur une table recouverte de velours vert, attendait un verre d’eau-de-vie qu’il n’avait pas touché. Vêtu d’une splendide robe de chambre, chaussé de mules de satin, le front plissé, Guadalmedina faisait les cent pas devant la cheminée, réfléchissant à ce qu’Alatriste venait de lui conter : l’histoire véridique de ce qui s’était passé, point par point, à l’exception de quelques omissions, depuis l’épisode des hommes masqués jusqu’au dénouement du guet-apens dans la ruelle. Le comte était l’une des rares personnes en qui Alatriste pouvait avoir une confiance aveugle. Et, comme il l’avait décidé en conduisant les deux Anglais à son palais, il n’avait guère le choix.

— Sais-tu qui tu as tenté de tuer aujourd’hui ?

— Non. Je n’en sais rien.

Alatriste choisissait ses mots avec une extrême prudence. En principe, un certain Thomas Smith et son compagnon. C’est du moins ce qu’on me dit. Ou plutôt ce qu’on m’a dit.

— Qui te l’a dit ?

— J’aimerais bien le savoir.

Álvaro de la Marca s’était arrêté devant lui et le regardait, perplexe. Le capitaine se contenta de faire un bref signe de tête affirmatif et il entendit l’aristocrate murmurer un « juste ciel » avant de reprendre sa marche. Pendant ce temps, les domestiques du comte, mandés de toute urgence, s’occupaient des Anglais dans le meilleur salon du palais. Tandis qu’il attendait, Alatriste avait entendu des portes s’ouvrir et se refermer, les voix des laquais à la porte principale, des hennissements dans les écuries d’où venait la lueur de torches à travers les fenêtres aux carreaux sertis de plomb. La maison semblait être sur le pied de guerre. Le comte lui-même avait écrit des billets urgents dans son cabinet de travail avant d’aller retrouver Alatriste. Ordinairement plein de sang-froid et toujours de belle humeur, le capitaine ne l’avait vu que bien peu de fois aussi troublé.

— Thomas Smith… murmura le comte.

— C’est ce qu’on m’a dit.

— Thomas Smith, tout court.

— Exactement.

Guadalmedina s’était une fois de plus arrêté devant lui.

— Thomas Smith, tu parles, finit-il par dire avec impatience. L’homme au costume gris s’appelle Georges Villiers. Ce nom te dit-il quelque chose ?… – d’un geste brusque, il prit sur la table le verre auquel Alatriste n’avait pas touché et le vida d’un trait. Plus connu en Europe sous son titre anglais : marquis de Buckingham.

Un homme moins trempé que Diego Alatriste y Tenorio, ancien soldat des Tercios de Flandre, aurait cherché de toute urgence une chaise où s’asseoir. Ou, plus exactement, où se laisser tomber. Mais il resta bien droit, soutenant le regard de Guadalmedina comme si rien de tout cela ne le concernait. Pourtant, bien plus tard, devant un pichet de vin et avec moi comme unique témoin, le capitaine allait reconnaître qu’en cet instant il avait dû glisser ses pouces sous son ceinturon pour empêcher ses mains de trembler. Et que sa tête s’était mise à tourner comme s’il s’était trouvé sur un tourniquet de foire. Le marquis de Buckingham, comme tout le monde le savait en Espagne, était le jeune favori du roi Jacques Ier d’Angleterre : fleur de la noblesse anglaise, fameux gentilhomme, élégant courtisan, adoré par les dames, appelé à de très hautes fonctions dans la gestion des affaires d’État de Sa Majesté britannique. Il serait d’ailleurs fait duc quelques semaines plus tard, pendant son séjour à Madrid.

— Pour résumer, conclut Guadalmedina d’une voix courroucée, tu as failli tuer le favori du roi d’Angleterre qui voyage incognito. Quant à l’autre…

— John Smith ?

Cette fois, il y avait une note d’humour résigné dans le ton de Diego Alatriste. Guadalmedina leva les mains comme pour les porter à sa tête et le capitaine remarqua que la seule mention de John Smith avait fait pâlir l’aristocrate. Álvaro de la Marca passa l’ongle de son pouce dans la petite barbe qu’il avait taillée en pointe, puis se remit à regarder le capitaine de haut en bas, admiratif.

— Tu es incroyable, Alatriste – il fit quelques pas, puis s’arrêta encore en le regardant avec la même expression. Incroyable.

Parler d’amitié pour définir la relation qui existait entre Guadalmedina et le vieux soldat eût été excessif. Il s’agissait plutôt de considération mutuelle, dans les limites de chacun. Álvaro de la Marca estimait sincèrement le capitaine. Cette histoire remontait à l’époque où, encore jeune, Diego Alatriste avait servi en Flandre et s’était distingué sous les drapeaux du vieux comte Fernando de Guadalmedina qui l’avait honoré à maintes reprises de son affection et de son estime. Plus tard, les hasards de la guerre avaient rapproché le jeune comte de Diego Alatriste, à Naples, et l’on racontait que ce dernier, quoique simple soldat, avait rendu au fils de son ancien général quelques services importants lors de l’expédition des Querquenes qui avait tourné au désastre. Álvaro de la Marca ne l’avait pas oublié et, avec le temps, héritier de la fortune et des titres de son père, ayant troqué les armes pour la vie de courtisan, il s’était souvenu du capitaine. À l’occasion, il l’engageait comme spadassin pour régler des questions d’argent, l’escorter dans des aventures galantes ou périlleuses, ou ajuster ses comptes avec des maris cocus, des rivaux en amour et des créanciers importuns, comme ce petit marquis de Soto auquel, nous l’avons vu, Alatriste avait administré, sur les ordres de Guadalmedina, une dose mortelle de bon acier de Tolède. Mais loin d’abuser de cette situation, ce qu’auraient fait sans nul doute une bonne partie des matamores patentés qui fréquentaient Madrid à la recherche d’un bénéfice ou de doublons, Diego Alatriste gardait ses distances et n’avait recours au comte qu’en cas de nécessité absolue, comme cette nuit-là. Chose qu’il n’aurait d’ailleurs jamais faite s’il n’avait été sûr de la qualité des deux hommes qu’il avait attaqués. Et il allait bientôt connaître toute la gravité de son geste.

— Tu es certain de n’avoir reconnu aucun des hommes masqués qui t’ont chargé de cette affaire ?

— Je l’ai déjà dit à Votre Grâce. Des gens respectables, mais je n’ai pu en identifier aucun.

Guadalmedina passa la main dans sa barbiche.

— Ils n’étaient que deux avec toi ?

— Deux, pour autant que je m’en souvienne.

— Et l’un t’a dit de ne pas les tuer, et l’autre de le faire.

— A peu près.

Le comte regarda longuement Alatriste.

— Pardieu, tu me caches quelque chose. Le capitaine haussa les épaules en soutenant le regard de son protecteur.

— Peut-être, répondit-il avec calme.

Álvaro de la Marca esquissa un sourire en coin sans le quitter des yeux. Il connaissait assez Alatriste pour savoir qu’il ne tirerait rien d’autre de lui, même si le comte menaçait de se désintéresser de l’affaire et de le jeter à la rue.