— Très bien, conclut-il. Après tout, c’est ta tête que tu joues.
Le capitaine acquiesça, résigné. L’une des rares omissions de son récit avait consisté à taire la présence du père Emilio Bocanegra. Non pas qu’il voulût protéger l’inquisiteur, qui n’en avait nul besoin, mais parce que, en dépit de la confiance absolue qu’il faisait à Guadalmedina, il n’avait pas la fibre d’un délateur. Parler des deux hommes masqués était une chose, dénoncer qui lui avait commandé un travail en était une autre, même si l’un d’eux était le dominicain et si, à l’issue de toute cette histoire, il risquait de finir entre les mains fort peu agréables du bourreau. Le capitaine payait la bienveillance de l’aristocrate en lui confiant le sort de ces Anglais et le sien. Ancien soldat devenu homme de main, il avait quand même lui aussi son code d’honneur. Et il n’était pas disposé à l’enfreindre même s’il y allait de sa vie. Guadalmedina le savait parfaitement. En d’autres occasions, quand c’était le nom d’Álvaro de la Marca qui s’était trouvé en jeu, le capitaine s’était refusé à le révéler, et toujours avec le même aplomb. Dans cette petite partie du monde que tous deux partageaient en dépit de leurs vies si différentes, telles étaient les règles. Guadalmedina entendait les respecter, même s’agissant de ce marquis de Buckingham et de son compagnon qui attendaient assis dans la grande salle du palais. À son expression, il était évident qu’Álvaro de la Marca réfléchissait aussi vite que possible au meilleur parti qu’il pouvait tirer du secret d’État que le hasard et Diego Alatriste venaient de déposer entre ses mains.
Un valet apparut à la porte et s’arrêta respectueusement. Le comte se dirigea vers lui et Diego Alatriste les entendit échanger quelques mots à voix basse. Quand le serviteur se fut retiré, Guadalmedina revint vers le capitaine, l’air pensif.
— Je comptais faire prévenir l’ambassadeur d’Angleterre, mais ces deux gentilshommes disent qu’il n’est pas souhaitable que la rencontre ait lieu dans ma maison… Comme ils sont remis, je vais les escorter moi-même avec plusieurs hommes de confiance jusqu’à la Maison aux sept cheminées, afin d’éviter d’autres rencontres désagréables.
— Puis-je me rendre utile auprès de Votre Grâce ?
Le comte le regarda d’un air ironique et las.
— Je crains que tu n’en aies déjà fait assez pour aujourd’hui. Tu ferais mieux de t’abstenir.
Alatriste acquiesça, soupira et, d’un geste lent et résigné, fit mine de se retirer. En aucun cas il ne pouvait rentrer chez lui, ni se réfugier chez l’un de ses amis. Et si Guadalmedina ne lui offrait pas son toit, il allait devoir errer dans les rues, à la merci de ses ennemis ou des argousins de Martin Saldana, qui devaient déjà être alertés. Le comte le savait pertinemment. Et il savait aussi que, trop fier, jamais Diego Alatriste ne lui demanderait clairement asile. Si Guadalmedina se dérobait à ce message tacite, le capitaine n’aurait d’autre choix que d’affronter à nouveau la rue, sans autre secours que son épée. Mais le comte souriait, distrait dans ses réflexions.
— Tu peux rester ici cette nuit, dit-il. Demain, nous verrons ce que la vie nous réserve… J’ai ordonné qu’on te prépare une chambre.
Alatriste se détendit imperceptiblement. Par la porte entrouverte, il vit plusieurs domestiques préparer les habits du comte. L’un d’eux apporta une casaque et plusieurs pistolets chargés. Álvaro de la Marca ne semblait pas disposé à laisser ses hôtes inattendus courir de nouveaux risques.
— Dans quelques heures, on annoncera l’arrivée de ces deux gentilshommes et tout Madrid en sera renversé – soupira le comte. Et eux me demandent sur mon honneur de gentilhomme de taire l’escarmouche qu’ils ont eue avec toi et celui qui t’accompagnait, de même que l’aide que tu leur as apportée en les conduisant jusqu’ici… C’est une affaire très délicate, Alatriste. Et il y va de bien plus que de ton cou. Officiellement, le voyage doit prendre fin sans incidents devant l’hôtel de l’ambassadeur d’Angleterre. Et nous allons nous y employer à l’instant même.
Il se dirigeait vers la pièce où l’on préparait ses vêtements quand il parut tout à coup se souvenir de quelque chose.
— Mais j’y pense, fit-il en s’arrêtant… Ils désirent te voir avant de s’en aller. J’ignore comment diantre tu t’y es pris, mais je leur ai raconté qui tu étais, comment le coup a été monté, et ils ne semblent pas t’en garder trop de rancune. Ces Anglais et leur fichu flegme britannique !… Pardieu, si c’était à moi que tu avais réservé une si mauvaise surprise, j’aurais demandé ta tête sur-le-champ. Je n’aurais pas hésité un instant à te faire assassiner.
L’entrevue ne dura que quelques minutes. Elle eut lieu dans l’immense vestibule du palais, sous un tableau du Titien représentant Danaé fécondée par Zeus, sous la forme d’une pluie d’or. Vêtu et armé comme s’il allait attaquer une galère turque, la crosse de ses pistolets dépassant du ceinturon à côté de l’épée et de la dague, Álvaro de la Marca conduisit le capitaine là où se tenaient les Anglais, prêts à sortir, drapés dans leurs capes, entourés des domestiques du comte, eux aussi armés jusqu’aux dents. Dehors, d’autres valets attendaient avec des torches et des hallebardes, et il ne manquait qu’un tambour pour que l’on crût à une patrouille nocturne sur le pied de guerre.
— Voici l’homme, dit Guadalmedina, ironique, en leur montrant le capitaine.
Les Anglais avaient fait toilette et s’étaient remis de leur voyage. On avait brossé leurs vêtements, qui étaient à présent raisonnablement propres. Le plus jeune portait autour du cou une large écharpe qui soutenait le bras sous lequel il avait été blessé. Dans son costume gris, l’autre Anglais, celui qu’Álvaro de la Marca avait identifié comme étant Buckingham, affichait une arrogance qu’Alatriste ne se souvenait pas lui avoir vue dans la ruelle obscure. À l’époque, Georges Villiers, marquis de Buckingham, était déjà grand amiral d’Angleterre et jouissait d’une influence considérable à la cour du roi Jacques Ier. Bien fait de sa personne, ambitieux, intelligent, romanesque et aventurier, il était sur le point de recevoir le titre de duc sous lequel il allait passer à l’Histoire et à la légende. Le favori du roi d’Angleterre, dont la puissance s’étendait jusque dans les antichambres de Saint-James, regardait à présent son agresseur avec une attention froide et dédaigneuse. Impassible, Alatriste attendit la fin de cet examen. Marquis, archevêque ou vilain, cet homme élégant aux traits réguliers le laissait de glace, qu’il fût favori du roi Jacques ou cousin germain du pape. C’était le père Emilie Bocanegra et les deux hommes masqués qui l’empêcheraient de dormir cette nuit-là, et sans doute bien d’autres.
— Vous avez bien failli nous tuer tout à l’heure, dit l’Anglais d’un air parfaitement serein en s’adressant à Diego Alatriste dans son mauvais espagnol, mais en restant tourné vers Guadalmedina.
— Je regrette ce qui s’est passé, répondit tranquillement le capitaine qui inclina la tête. Mais nous ne sommes pas tous maîtres de nos épées.
L’Anglais le regarda fixement. La spontanéité qu’Alatriste avait lue sur son visage dans la ruelle avait disparu, cédant la place à un regard méprisant. L’homme avait eu le temps de reprendre ses esprits et le souvenir de s’être vu à la merci d’un spadassin inconnu blessait son amour-propre. D’où cette arrogance toute neuve qu’Alatriste n’avait point décelée en lui lorsqu’ils avaient croisé le fer à la lumière de la lanterne.
— Je crois que nous sommes quittes, dit enfin l’Anglais.
Et, tournant brusquement le dos au capitaine, il enfila ses gants.
À côté de lui, le plus jeune des deux Anglais, celui qui se faisait appeler John Smith, gardait le silence. Il avait le front haut, blanc et noble, des traits fins, des mains délicates, un port élégant. Malgré ses vêtements de voyage, on devinait à une lieue un jeune homme d’excellente famille. Le capitaine entrevit un léger sourire sous la fine moustache blonde. Il allait saluer une deuxième fois et se retirer quand le jeune homme prononça quelques mots dans sa langue. Buckingham tourna la tête. Du coin de l’œil, Alatriste vit sourire Guadalmedina qui, en plus du français et du latin, parlait la langue des hérétiques.