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— Mon ami dit qu’il vous doit la vie.

Georges Villiers semblait mal à l’aise, comme si pour lui l’entretien était déjà terminé et qu’il lui en coûtait de traduire ce que disait son jeune compagnon. La dernière botte tirée par l’homme en noir était mortelle.

— C’est possible.

Alatriste se permit lui aussi un bref sourire. Nous avons tous eu de la chance cette nuit, me semble-t-il.

L’Anglais acheva d’enfiler ses gants en écoutant avec attention ce que lui disait son compagnon.

— Mon ami demande aussi ce qui vous a fait changer de camp.

— Je n’ai pas changé de camp, répondit Alatriste. Je ne défends que le mien. Et je chasse seul.

Le plus jeune le regarda un moment, songeur, pendant qu’on lui traduisait la réponse. Tout à coup, il parut posséder plus de maturité et d’autorité que son compagnon. Le capitaine remarqua que Guadalmedina lui-même semblait lui témoigner plus de déférence qu’à l’autre, tout Buckingham qu’il fût. Alors le jeune homme reprit la parole. Le marquis protesta, comme s’il se refusait à traduire ce qu’il venait de dire. Mais le plus jeune insista avec une voix pleine d’autorité qui surprit Alatriste.

— Ce gentilhomme dit, traduisit Buckingham de mauvaise grâce, que peu importe qui vous êtes et quel est votre métier. Vous avez agi avec noblesse en ne laissant point qu’on l’assassine comme un chien, par trahison… En dépit de tout, il se considère comme votre obligé et désire que vous le sachiez… Il dit – et ici le traducteur douta un instant, échangeant un regard inquiet avec Guadalmedina avant de poursuivre – que demain toute l’Europe saura que le fils et l’héritier du roi Jacques d’Angleterre est à Madrid, avec pour seule escorte celle de son ami le marquis de Buckingham… Et que, même si la raison d’État empêche de faire connaître ce qui s’est passé cette nuit, lui, Charles, prince de Galles, futur roi d’Angleterre, d’Ecosse et d’Irlande, n’oubliera jamais qu’un homme nommé Diego Alatriste aurait pu l’assassiner, mais s’est refusé à le faire.

VI

L’ART DE SE FAIRE DES ENNEMIS

Le lendemain, Madrid s’éveilla au bruit de l’incroyable nouvelle. Charles Stuart, le rejeton du léopard anglais, lassé de la lenteur des négociations matrimoniales avec l’infante Dona Maria, sœur de notre roi Philippe IV, avait conçu avec son ami Buckingham ce projet aussi insensé qu’extraordinaire : se rendre incognito à Madrid pour faire connaissance avec sa fiancée et transformer en chevaleresque roman d’amour le froid jeu diplomatique qui s’éternisait depuis des mois dans les chancelleries. Le mariage entre le prince anglican et la princesse catholique était devenu un inextricable imbroglio auquel étaient mêlés ambassadeurs, diplomates, ministres, gouvernements étrangers et jusqu’à Sa Sainteté le pape qui devait autoriser l’union et qui essayait naturellement de tirer parti de l’aubaine. Si bien que, lassé de faire le pied de grue – si tant est qu’il y eût des grues chez ces maudits Anglais –, l’imagination juvénile du prince de Galles, soutenu par Buckingham, avait décidé de couper court à ces lenteurs. Ils avaient alors conçu tous les deux cette aventure hasardeuse, convaincus que se rendre en Espagne sans tambour ni trompette vaudrait au prince de conquérir sur-le-champ la jeune infante et de l’emmener en Angleterre, sous les regards ébahis de l’Europe tout entière et sous les applaudissements des peuples espagnol et anglais.

À peu de chose près, l’essentiel de leur plan était celui-là. Après s’y être opposé, Jacques Ier avait fini par donner sa bénédiction aux deux jeunes gens et les avait autorisés à se mettre en route. Tout compte fait, si pour le vieux roi les risques de l’entreprise étaient grands – un accident, un échec ou le déplaisir des Espagnols risquaient de ternir l’honneur de l’Angleterre –, les avantages d’une fin heureuse l’emportaient encore. En premier lieu, que son fils eût comme beau-frère le monarque de la nation encore la plus puissante du monde n’était pas rien. Ensuite, ce mariage, désiré par la cour d’Angleterre mais accueilli avec froideur par le comte d’Olivares et les conseillers ultra catholiques du roi d’Espagne, mettrait fin à la vieille inimitié qui séparait les deux nations. N’oubliez pas que trente ans à peine s’étaient écoulés depuis la défaite de l’Invincible Armada. Vous connaissez la suite : un coup de canon par-ci, un coup de roulis par-là, et à l’abordage, sans compter le bras de fer fatal entre notre bon roi Philippe II et cette harpie aux cheveux roux qui avait pour nom Elisabeth d’Angleterre, bienfaitrice des protestants, des fils à putain et des pirates, plus connue sous le nom de Reine vierge, encore qu’on ait eu du mal à imaginer de qui ou de quoi. Bref, un mariage entre le jeune hérétique et notre infante – qui, sans être Vénus, avait du charme, comme le montrent les tableaux peints par Diego Velázquez un peu plus tard, jeune et blonde, une vraie dame, avec la lèvre charnue des Autrichiens – ouvrirait pacifiquement à l’Angleterre les portes du commerce avec les Indes occidentales, lui retirant du même coup cette épine dans le pied qu’était la question du Palatinat. Mais je m’arrête là. Les manuels d’Histoire vous en diront plus que moi.

Telle était donc la donne cette nuit-là, alors que moi je dormais à poings fermés sur ma paillasse de la rue de l’Arquebuse, ignorant tout de ce qui se tramait, à mille lieues de soupçonner que le capitaine Alatriste passait une nuit blanche, une main sur la crosse de son pistolet, son épée à portée de l’autre, dans une chambre de service du comte Guadalmedina. Quant à Charles Stuart et à Buckingham, ils furent logés avec tous les honneurs et toutes les commodités chez l’ambassadeur d’Angleterre. Le lendemain, quand la nouvelle se répandit et alors que les conseillers de Sa Majesté, le comte d’Olivares à leur tête, tentaient de trouver une issue à cet imbroglio diplomatique, les Madrilènes accoururent en foule devant la Maison aux sept cheminées pour acclamer l’audacieux voyageur. Charles Stuart était ardent et optimiste. Il venait de fêter ses vingt-deux ans et, avec la fougue de la jeunesse, il était aussi sûr du pouvoir de séduction de son geste que de l’amour d’une infante qu’il n’avait encore jamais vue. En outre, il était convaincu que les Espagnols, fidèles à leur réputation de chevalerie et d’hospitalité, seraient, comme sa dame, conquis par tant de galanterie. Et en cela, il ne se trompait point. Si, dans ce demi-siècle ou presque que dura le règne de notre bon et inutile monarque Philippe IV, mal nommé le Grand, les gestes de chevalerie et d’hospitalité, la messe aux jours de repos et les promenades avec l’épée bien roide et le ventre bien creux avaient pu remplir les caisses ou permis de nourrir nos armées en Flandre, moi, le capitaine Alatriste, les Espagnols en général et la pauvre Espagne tout entière nous aurions tous connu un autre sort. On a donné le nom de Siècle d’or à cette époque infâme. Mais le fait est que nous qui l’avons vécue et en avons souffert, d’or n’avons vu miette, et d’argent, à peine. Sacrifices stériles, glorieuses déroutes, corruption éhontée, gueuserie et misère, oui nous en eûmes tout notre soûl. Mais aujourd’hui on regarde un tableau de Diego Velázquez, on entend quelques vers de Lope de Vega ou de Calderón, on lit un sonnet de Don Francisco de Quevedo, et l’on se dit que tous ces sacrifices valurent peut-être la peine.